Or, je ne suis pas d’humeur intolérante, et quoique fort souvent ennuyé, fatigué et contrarié de semblables rencontres, je les ai toujours supportées avec un calme philosophique. De quel droit mépriserais-je la rudesse et le mauvais goût de l’homme privé d’éducation ? De quel front reprocherais-je à l’indigent d’abdiquer l’orgueil de l’intelligence humaine, quand moi et mes égaux sur l’échelle sociale nous lui refusons l’exercice de cette intelligence et nous en rejetons l’emploi ? Pourquoi, ô toi que nous avons réduit à l’état de bête de somme, ne chercherais-tu pas à rendre ton sort moins odieux en détruisant ta mémoire et ta raison, en buvant, comme dit Obermann en sa pitié sublime, l’oubli de tes douleurs ?
Eh quoi ! ta souffrance de tous les jours ne nous semble pas insupportable ; notre oreille n’est pas blessée de tes plaintes ; nos yeux voient sans dégoût tes sueurs sans relâche et sans terme ; notre cœur est insensible à ta misère ; et les courtes heures de ta joie nous révoltent ! C’est bien assez, ô infortuné ! que ta peine soit méprisée. Que ton plaisir du moins passe en liberté ! Laissez courir l’orgie en haillons, laissez-la hurler à la porte de ces riches demeures ; elle ne les franchira jamais. Laissez-la dormir sur les marches de ces palais dont elle va du moins rêver les délices pendant toute une nuit… Mais non ! il y a pour le peuple des règlements de police. Les lupanars des grands sont ouverts à toute heure, les cabarets du pauvre se ferment la nuit, et le guet mène en prison celui qui n’a ni laquais ni voiture pour le transporter chez lui !
Écoutez ce que disent les riches pour autoriser ses injustices : « La gaieté des gens comme il faut n’est ni bruyante ni incommode ; celle du peuple est pire que cela, elle est dangereuse. Le peuple n’a pas le frein de l’éducation. » Et à ce propos les grands de ce siècle vous font de très-nobles théories sur les distinctions nécessaires, sur les supériorités incontestables. Ils avouent qu’aujourd’hui la naissance est