Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/29

Cette page n’a pas encore été corrigée

front ; mais tu fus effrayé sans doute de voir si près de toi le géant aux ailes de feu. Tes yeux ne purent soutenir l’éclat de sa face, et tu t’enfuis pour lui échapper. À peine assez fort pour marcher, tu voulus courir à travers les dangers de la vie, embrassant avec ardeur toutes ses réalités, et leur demandant asile et protection contre les terreurs de ta vision sublime et terrible. Comme Jacob, tu luttas contre elle, et comme lui tu fus vaincu. Au milieu des fougueux plaisirs où tu cherchais vainement ton refuge, l’esprit mystérieux vint te réclamer et te saisir. Il fallait que tu fusses poëte, tu l’as été en dépit de toi-même. Tu abjuras en vain le culte de la vertu ; tu aurais été le plus beau de ses jeunes lévites ; tu aurais desservi ses autels en chantant sur une lyre d’or les plus divins cantiques, et le blanc vêtement de la pudeur aurait paré ton corps frêle d’une grâce plus suave que le masque et les grelots de la Folie. Mais tu ne pus jamais oublier les divines émotions de cette foi première. Tu revins à elle du fond des antres de la corruption, et ta voix, qui s’élevait pour blasphémer, entonna, malgré toi, des chants d’amour et d’enthousiasme. Alors ceux qui t’écoutaient se regardaient avec étonnement. — Quel est donc celui-ci, dirent-ils, et en quelle langue célèbre-t-il nos rites joyeux. ? Nous l’avons pris pour un des nôtres, mais c’est le transfuge de quelque autre religion, c’est un exilé de quelque autre monde plus triste et plus heureux. Il nous cherche et vient s’asseoir à nos tables ; mais il ne trouve pas, dans l’ivresse, les mêmes illusions que nous. D’où vient que, par instants, un nuage passe sur son front et fait pâlir son visage ? À quoi songe-t-il ? de quoi parle-t-il ? Pourquoi ces mots étranges qui lui reviennent à chaque instant sur les lèvres, comme les souvenirs d’une autre vie ? Pourquoi les vierges, les amours, et les anges repassent-ils sans cesse dans ses rêves et dans ses vers ? Se moque-t-il de nous ou de lui-même ? Est-ce son Dieu, est-ce le nôtre, qu’il méprise et trahit ?