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À HERBERT

Mon vieux ami, je t’ai promis de t’écrire une sorte de journal de mon voyage, si voyage il y a, de la vallée Noire à la vallée de Chamounix. Je te l’adresse et te prie de pardonner à la futilité de cette relation. À un homme triste et austère comme toi, il ne faudrait écrire que des choses sérieuses ; mais, quoique plus vieux que toi de plusieurs années, je suis un enfant, et par mon éducation manquée et par ma fragile organisation. À ce titre j’ai droit à l’indulgence, et rien ne me siérait plus mal qu’une forme grave. Vous m’avez traité en enfant gâté, vous tous que j’aime, et toi surtout, rêveur sombre, qui n’as de sourire et de jeunesse qu’en me voyant cabrioler sur les sables mouvants et sur les nuages fantastiques de la vie.

Hélas ! gaieté perfide, qui m’as si souvent manqué de parole ! rayon de soleil entre des nuées orageuses ! tu m’as fait souvent bien du mal ! tu m’as emporté dans les régions féeriques de l’oubli, et tu as laissé des spectres lugubres entrer dans les salles de ma joie et s’asseoir en silence à mon festin. Tu les as laissés monter en croupe sur mon cheval ailé et lutter corps à corps avec moi jusqu’à ce qu’ils m’eussent précipité sur la terre des réalités et des souvenirs. N’importe ! sois béni, esprit de folie qui es à la fois le bon et le mauvais ange, souvent ironique et amer, le plus souvent sympathique et généreux ! prends tes voiles bariolées, ô ma chère fantaisie ! déploie tes ailes aux mille couleurs ; emporte-moi sur ces chemins battus de tous, que ma fai-