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beau aux lieux où l’on est aimé ? Que fais-tu à cette heure ? Tu es levé sans doute ; tu es seul, sans un ami, sans un chien. Les arbres qui t’abritent n’ont pas été plantés par toi ; le sol que tu foules ne te doit pas les fleurs qui le parent. Peut-être supportes-tu les feux d’un soleil ardent, tandis que le froid d’un matin humide engourdit encore la main qui t’écrit. Sans doute tu ne devines pas que je suis là, veillant sur ta pépinière, sur tes terrasses, sur les trésors que tu délaisses ! Peut-être endormi au seuil d’une mosquée, crois-tu voir en songe les quatre petits murs blancs où tu as tant travaillé, tant étudié, tant rêvé, tant vieilli… Peut-être es-tu au sommet de l’Atlas… Ah ! ce mot seul efface toute la beauté du paysage que j’ai sous les yeux. Les jolis myosotis sur lesquels je suis assis, la haie d’aubépine qui s’accroche à mes cheveux, la rivière qui murmure à mes pieds sous son voile de vapeurs matinales, qu’est-ce que tout cela auprès de l’Atlas ? Je regarde l’horizon, cette patrie des âmes inquiètes, tant de fois interrogée et si vainement possédée ! je ne vois plus que l’espace infranchissable !… Ô heureux homme ! tu parcours ces monts sauvages, cette chaîne robuste, échine formidable du vieil univers ! Quelles neiges, quels éclatants soleils, quels cèdres bibliques, quels sommets olympiens, quels palmiers, quelles fleurs inconnues tu possèdes ! Ah ! que je te les envie ! Et moi qui te reprochais tout à l’heure d’avoir pu quitter la Rochaille ! — Hélas ! tu es peut-être dans une de ces dispositions de tristesse et de fatigue où rien de ce qu’on possède ne console de ce qu’on voudrait avoir possédé. Poëtes, poëtes ! race ingrate, capricieuse et chagrine ! Que veux-tu donc ? Où aspires-tu ? Qui donc t’a donné toute cette puissance et toute cette pauvreté ? Que fais-tu de tes vastes désirs quand tu possèdes ? Où trouves-tu tes ressources surhumaines quand tu es malheureux ? Je suis là, moi, abîmé dans les délices des champs, oubliant que toute ma vie est dans le plateau d’une balance dont l’équilibre varie à chaque instant ;