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jusqu’à cinq heures du matin. Travailler !… Ô lune, ne te lève pas encore ! cache ton rayon timide derrière les noirs horizons de la forêt ! Rivière, suspends ton cours déjà si lent et si pauvre. Feuilles, ne tremblez pas au front des arbres ; grillons de la prairie, lézards des murailles, couleuvres des buissons, n’agitez pas l’herbe, ne soulevez pas les rameaux du lierre et de la scolopendre, ne faites pas crier les feuilles sèches et les tiges cassantes de l’ortie et du coquelicot. Nature entière, fais-toi muette et immobile comme la pierre du sépulcre : le génie de l’homme s’éveille, sa puissance doit t’effrayer et te frapper de respect ; le plus habile et le plus important des princes de la terre va se courber sur une table, à la lueur d’une lampe, et du fond de son cabinet, comme Jupiter du haut de l’Olympe, il va remuer le monde avec le froncement de son sourcil.

Misères, vanités humaines ! superbes puérilités, orgueilleuses niaiseries ! qu’a donc produit cet homme étonnant depuis soixante années de veilles assidues et de travaux sans relâche ? Que sont venus faire dans son cabinet les représentants de toutes les puissances de la terre ? Quels importants services ont donc reçu de lui tous les souverains qui ont possédé et perdu la couronne de France depuis un demi-siècle ? Pourquoi le doucereux regard de cet homme a-t-il toujours inspiré une inconcevable terreur ? Pourquoi tous les obstacles se sont-ils aplanis sous ses pas ? Quelles révolutions a-t-il opérées ou paralysées ? quelles guerres sanglantes, quelles calamités publiques, quelles scandaleuses exactions a-t-il empêchées ? Il était donc bien nécessaire, ce voluptueux hypocrite, pour que tous nos rois, depuis l’orgueilleux conquérant jusqu’au dévot borné, nous aient imposé le scandale et la honte de son élévation ? Napoléon, dans son mépris, le qualifiait par une métaphore soldatesque et d’un cynisme énergique ; et Charles X, dans ses jours d’orthodoxie, disait bien en parlant de lui : C’est pourtant un prêtre marié ! Les a-t-il arrêtés dans leurs chutes terribles,