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d’être probes dans cette existence bornée où la probité nous est facile. Soyons purs, puisque tout nous y convie au sein de nos familles et sous nos toits rustiques. N’allons pas risquer notre petit bagage de vertu sur cette mer houleuse où tant d’innocences ont péri, où tant de principes ont échoué. N’es-tu pas saisi d’un invincible dégoût et d’une secrète horreur pour la vie active, en face de ce château où tant d’immondes projets et d’étroites scélératesses germent et éclosent incessamment dans le silence de la nuit ? Ne sais-tu pas que l’homme qui demeure là joue depuis soixante ans les peuples et les couronnes sur l’échiquier de l’univers ? Qui sait si, la première fois que cet homme s’est assis à une table pour travailler, il n’y avait pas dans son cerveau une honnête résolution, dans son cœur un noble sentiment ?

— Jamais ! s’écria mon ami ; ne profane pas l’honnêteté par une telle pensée ; cette lèvre convexe et serrée comme celle d’un chat, unie à une lèvre large et tombante comme celle d’un satyre, mélange de dissimulation et de lasciveté ; ces linéaments mous et arrondis, indices de la souplesse du caractère ; ce pli dédaigneux sur un front prononcé, ce nez arrogant avec ce regard de reptile, tant de contrastes sur une physionomie humaine révèlent un homme né pour les grands vices et pour les petites actions. Jamais ce cœur n’a senti la chaleur d’une généreuse émotion, jamais une idée de loyauté n’a traversé cette tête laborieuse ; cet homme est une exception dans la nature, une monstruosité si rare, que le genre humain, tout en le méprisant, l’a contemplé avec une imbécile admiration. Je te défie bien de t’abaisser au plus merveilleux de ses talents ! Invoquons le Dieu des bonnes gens, le Dieu qui bénit les cœurs simples !

Ici mon ami s’arrêta d’un air ironiquement joyeux, et, après quelques instants de silence, il reprit : — Quand je pense aux idées qui viennent de nous occuper en ce lieu, presque sous les fenêtres du plus grand fourbe de l’univers,