Sans cela, comment expliquer ce respect religieux dont chacun de nous se sent pénétré en imprimant ses pas sur un sol que n’ont point encore foulé d’autres pas humains ? Pourquoi cet amour et en même temps cette terreur que nous inspire la solitude ? Pourquoi saluons-nous les ruines, les plages inconnues, les neiges immaculées ? Pourquoi l’écho de nos pas nous fait-il tressaillir sous les voûtes des cloîtres abandonnés ? Pourquoi les forêts vierges, pourquoi les temples déserts, pourquoi l’aspect de l’isolement émeut-il délicieusement les âmes tendres, ou péniblement les esprits faibles ? Si nous pouvions nous convaincre d’être absolument le seul être animé existant sur un coin du globe, nous n’en serions que plus heureux ou plus effrayés, suivant notre humeur ; et cependant l’homme a-t-il sujet de se réjouir quand il n’a pour société que lui-même ? a-t-il lieu de craindre l’absence de secours lorsqu’il est assuré d’une égale absence d’attaques ? Qu’y a-t-il donc dans l’aspect de ces sables sans empreintes, de ces landes sans maîtres, de ces lambris sans hôtes ? N’y sentons-nous pas partout l’existence et la présence d’êtres inconnus qui ont établi là leur empire, et qui ont la bonté de nous y accueillir ou le droit de nous en chasser ?
Je faisais ces réflexions, appuyé contre la porte que je venais de fermer derrière moi, et je n’osais me décider à traverser la cour ; car il fallait fouler de longues herbes qui montaient jusqu’à mes genoux, et sur lesquelles les rayons du soleil commençaient à boire la rosée du matin. Quelle nymphe avait renversé là sa corbeille et semé ces légers gramens, ces délicats saxifrages qui s’élevaient dans leur beauté virginale à l’abri de toute profanation ? Pardonne-moi, sylphide, lui disais-je, ou donne-moi ta démarche légère, afin que je franchisse cet espace sans courber sous mes pas tes plantes bien-aimées. Quiconque m’eût vu haletant et poudreux, appuyé d’un air morne contre la porte, ma valise à la main, m’eût pris pour un homme perdu