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— Je sais qu’en qualité de médecin vous vous arrogez droit de vie et de mort sur moi ; mais voyez mon caprice, docteur ! il me prend envie de vivre encore cinq ou six jours.

— Vous n’avez pas le sens commun, répondit-il. J’ai donné d’un côté ma parole d’honneur de ne pas vous quitter ; de l’autre, j’ai fait le serment d’être à Venise demain matin. Voulez-vous donc me mettre dans la nécessité de violer un de mes deux engagements ?

— Certainement, je le veux, docteur.

Il fit un profond soupir, et après un instant de rêverie : — J’ai observé, dit-il, que les petits hommes sont généralement doués d’une grande force morale, ou, au moins, pourvus d’un immense entêtement.

— Et c’est en raison de cette observation savante, m’écriai-je en sautant du balcon sur l’esplanade, que vous allez me laisser ma liberté, docteur aimable !

— Vous me forcez de transiger avec ma conscience, dit-il en se penchant sur le balcon. J’ai juré de vous ramener à Venise ; mais je ne me suis pas engagé à vous y ramener un jour plutôt que l’autre…

— Certainement, cher docteur. Je pourrais ne retourner à Venise que l’année prochaine, et pourvu que nous fissions notre entrée ensemble par la Giudecca…

— Vous moquez-vous de moi ? s’écria-t-il.

— Certainement, docteur, répondis-je. Et nous eûmes ensemble une dispute épouvantable, laquelle se termina par de mutuelles concessions. Il consentit à me laisser seul, et je m’engageai à être de retour à Venise avant la fin de la semaine.

— Soyez à Mestre samedi soir, dit le docteur ; j’irai au-devant de vous avec Catullo et la gondole.

— J’y serai, docteur, je vous le jure.

— Jurez-le par notre meilleur ami, par celui qui était encore là, ces jours passés, pour vous faire entendre raison.