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— Diable ! reprit-il d’un air soucieux.

— Qu’avez-vous à dire ? ajoutai-je. Vous m’avez amené ici pour voir les Alpes, apparemment ; et quand j’en touche le pied, vous vous imaginez que je veux retourner à votre ville marécageuse ?

— Bah ! j’ai gravi les Alpes plus de vingt fois ! dit le docteur.

— Ce n’est pas absolument le même plaisir pour moi de savoir que vous l’avez fait ou de le faire moi-même, répondis-je.

— Oui-da ! continua-t-il sans m’écouter ; savez-vous que dans mon temps j’ai été un célèbre chasseur de chamois ? Tenez, voyez-vous cette brèche là-haut, et ce pic là-bas ? Figurez-vous qu’un jour…

Basta, basta ! docteur, vous me raconterez cela à Venise, un soir d’été que nous fumerons quelque pipe gigantesque sous les tentes de la place Saint-Marc avec vos amis les Turcs. Ce sont des gens trop graves pour interrompre un narrateur, quelque sublime impertinence qu’il débite, et il n’y a pas de danger qu’ils donnent le moindre signe d’impatience ou d’incrédulité avant la fin de son récit, durât-il trois jours et trois nuits. Pour aujourd’hui, je veux suivre votre exemple en montant à ce pic là-haut, et en descendant par cette brèche là-bas…

— Vous ? dit le docteur en jetant un regard de mépris sur mon chétif individu.

Puis, il reporta complaisamment son regard sur une de ses mains qui couvrait la moitié de la table, sourit, et se dandina d’un air magnifique.

— Les voltigeurs font campagne tout aussi bien que les cuirassiers, lui dis-je avec un peu de dépit ; et pour gravir les rochers, le moindre chevreau est plus agile que le plus robuste cheval.

— Je vous ferai observer, reprit mon compagnon, que vous êtes malade, et que j’ai répondu de vous ramener à Venise, mort ou vif.