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aveugles ; c’est parce que je l’étais aussi que je me suis égaré comme vous ; j’ai recouvré l’ouïe et la vue ; mais alors je me suis aperçu que j’étais au fond du précipice et que je ne pouvais plus retourner avec vous. J’étais vieux.

Beaucoup sont tombés comme moi dans les abîmes du désespoir. C’est un monde immense, c’est comme un monde des morts qui se meut et s’agite sous le monde des vivants. Quelque chose de noir, un fantôme qui porte un nom et des habits, un corps indolent et brisé, une figure terne et pâle, erre encore dans la société humaine et affiche encore les apparences de la vie. Mais nos âmes sont là-dessous plongées dans cet Érèbe aux flots amers, et les hommes jeunes ne savent pas plus ce qui s’y passe que l’enfant au berceau ne sait ce que c’est que la mort. Mais ce gouffre sans issue a plusieurs profondeurs, et diverses races d’hommes en remontent ou en descendent les degrés. Des pleurs et des rires sortent des entrailles de cet enfer. Au plus bas, les plus déchus, les plus abrutis, qui dorment dans la fange de plaisirs sans nom ; moins bas, les furieux qui hurlent et blasphèment contre Dieu, qu’ils ont méconnu et qui les a foudroyés ; ailleurs les cyniques, qui nient la vertu et le bonheur, et qui cherchent à faire tomber les autres aussi bas qu’eux. Mais il en est qui surnagent sur les miasmes empoisonnés de leur Tartare, et qui, s’asseyant sur les premières marches de l’escalier fatal, disent : Seigneur, puisque je ne puis repasser le seuil, je mourrai ici et ne descendrai pas. Ceux-là pleurent et se lamentent ; car ils sont encore assez près de Dieu pour savoir ce qui eût pu être et ce qu’ils auraient dû faire. Et ils espèrent en une autre vie, parce qu’ils ont gardé le sentiment du beau éternel et le moyen de le posséder. Ceux-là se repentent et travaillent, non pour rentrer dans cette vie mortelle, mais pour l’expier ; ils disent la vérité aux hommes sans crainte de les blesser, car ceux qui ne sont plus du monde n’ont rien à ménager, rien à redouter ; on ne peut plus leur faire ni