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soupçonne pas son dessein ; car si nous pouvions imaginer qu’elle nous raille et qu’elle ne prend pas notre fureur au sérieux, nous serions capables de nous tuer pour la forcer d’y croire. Mais nous espérons qu’elle est un peu intimidée de nos menaces, et qu’à l’avenir elle se conduira mieux à notre égard ; nous nous laissons aller peu à peu à regarder cette amusette qu’elle nous a donnée, et enfin nous en secouons les grelots tout en leur disant : Grelots de la folie, vous pouvez bien sonner tant que vous voudrez, nous n’y prendrons aucun plaisir. Mais nous les faisons sonner encore, et nous les écoutons avec tant de complaisance que bientôt nous nous faisons grelots nous-mêmes, et des rires et des chants de joie sortent de nos poitrines vides et désolées. Nous avons alors de bien beaux raisonnements pour nous réconcilier avec la vie, tout aussi beaux que ceux qui nous faisaient renoncer à la vie la semaine précédente. Quelle mauvaise plaisanterie que le cœur humain ! Qu’est-ce donc que ce cœur-là, dont nous parlons tous tant et si bien ? D’où vient que cela est si bizarre, si mobile, si lâche à la souffrance, si léger au plaisir ? Y a-t-il un bon et un mauvais ange qui soufflent tour à tour sur ce pauvre organe de la vie ? Est-ce une âme, un rayon de la Divinité, que ce diaphragme qu’une tasse de café et un bon mot dilatent ? Mais si ce n’est qu’une éponge imbibée de sang, d’où lui viennent donc ces aspirations soudaines, ces tressaillements, ces angoisses, espèce de cris déchirants qui s’en échappent quand de certaines syllabes frappent l’oreille, ou quand les jeux de la lumière dessinent sur le mur, avec la frange d’un rideau ou l’angle d’une boiserie, certaines lignes fantastiques, profils ébauchés par le hasard, empreints de magiques ressemblances ? Pourquoi, au milieu de nos soupers, où, Dieu merci, le bruit et la gaieté ne vont pas à demi, y en a-t-il quelques-uns parmi nous qui se mettent à pleurer sans savoir pourquoi ? Il est ivre, disent les autres. Mais pourquoi le vin qui fait rire ceux-ci fait-il sangloter celui-