étant à demi ivre et incapable de ramer seul un quart du chemin, nous proposa d’aller chercher ses compères César et Gambierazi : l’un qui fut fait nicoloto le mois dernier, en jurant sur le crucifix haine éternelle aux Castellans ; l’autre qui remplit avec Catullo le rôle de grand prêtre, en versant l’encre de seppia sur la tête du néophyte et en dictant la formule du serment. En expiation de ces cérémonies païennes et républicaines, ils furent mis tous trois en prison avec une vingtaine d’assistants ; je crois t’avoir raconté cela dans une de mes lettres. J’étais impatient de voir ces gondoliers illustres. Mais, hélas ! que les hommes célèbres démentent souvent d’une manière fâcheuse l’idée que nous nous en formons ! César, le néophyte, est bossu, et Gambierazi, le pontife, a les jambes en vis de pressoir. Le plus agréable des trois est encore Catullo, qui ne boite que d’une jambe, et qui ne manque jamais de dire, en parlant de lord Byron : — Je l’ai vu, il était boiteux. — Hélas ! hélas ! le divin poëte Catulle était Vénète ; qui sait si l’ivrogne éclopé qui conduit notre gondole ne descend pas de lui en droite ligne ?
Ces trois monstres, à l’aide de la voile et du vent, nous conduisirent très-vite à Torcello, et le soleil se levait quand nous nous enfonçâmes gaiement dans les sentiers verts de cette belle île.
Torcello est, de tous les îlots des lagunes où vinrent se réfugier les habitants de la Vénétie lors de l’irruption des barbares en Italie, celui qui conserve le plus de traces de cette époque d’émigration et de terreur. L’église et une fabrique en ruine sont les vestiges de la ville que ces réfugiés y construisirent. L’église, par sa construction irrégulière et le mélange de richesses antiques et de matériaux grossiers qui la composent, atteste la précipitation avec laquelle elle fut bâtie. On y employa les débris d’un temple d’Aquilée, soustraits à la ruine de cette capitale des provinces vénètes. La nef a encore la forme circulaire d’un temple païen, et de précieuses colonnes d’un marbre africain