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celui du moindre cadi turc d’un village de l’Arménie. Restez en paix, et soyez sûrs que le pape prie pour son ennemi, de peur que Dieu ne le lui retire.

« Le déluge de sang a cessé, votre arche a touché ces grèves fertiles ; ne quittez pas votre île heureuse. Cultivez vos fleurs et cueillez vos fruits. Voyez ! vos raisins rougissent déjà, et les pampres chargés de grappes se penchent sur les flots, comme pour boire, dans un jour de fatigue. Tout est couleur de rose ici, les lauriers, les marbres, le ciel et l’onde. Chaque matin vous saluez le soleil qui sort des montagnes de votre patrie, et vous aspirez dans ses rayons la rosée de vos cimes natales. De quoi voulez-vous inquiéter vos âmes paisibles ? Enseignez aux orphelins de vos frères la langue que parlèrent les premiers hommes, et surtout racontez-leur l’histoire de votre esclavage, afin qu’ils gardent la liberté que vous avez si chèrement payée. Mais ne leur parlez pas de l’ennemi du pape ; c’est bien inutile, hélas ! Quand ils seront grands, l’Église sera pacifiée, et le successeur de Capellari n’aura pas un ennemi au soleil.

« Restez donc en paix, mes frères, car Dieu a remis son arc dans les nuées. Du monde inconnu qui est au delà de votre île, un messager vous est venu. Vous l’avez pris pour la colombe, tant sa voix était belle et son aspect candide. Mais le pape vous dit que la colombe est un corbeau. Dites comme lui, ô fils de Noé le prudent ! Mais si l’ennemi du pape, battu par quelque tempête, revient quelque jour s’asseoir à l’abri de vos figuiers, passez bien doucement derrière le feuillage, ô bons pères ! et courbez vers lui le beau fruit au manteau déchiré[D]. Les hirondelles de l’Adriatique ne l’iront pas dire à Rome. S’il entre dans votre chapelle, laissez-le courber son vaste front devant votre madone. C’est un Turc qui l’a peinte, et pourtant elle est bien belle et bien