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la fille d’albano

Eh ! n’as-tu pas le monde ? Toi qui l’avais adopté pour patrie, le trouves-tu trop vaste ? déborde-t-il ton âme ? Que fait au bohémien la terre qu’il foule de ses pas vagabonds, le ciel sous lequel repose sa tête indépendante ? La terre n’est-elle pas à lui ? tous les lieux n’ont-ils pas du soleil ? Ainsi l’artiste : il a l’univers pour famille ; sa patrie, c’est le sol qui l’inspire. Et puis tu te plains d’être seule… Seule, ingrate ! et Carlos ? et ton frère ?

— Mon frère ! s’écria la jeune fille en jetant ses bras blancs au cou du peintre.

Et elle pleurait.

— Pleure ! lui disait-il, pleure !… Je t’ai vue naître, je t’ai bercée sur mes genoux, je t’ai endormie de mes chants, et tu l’as oublié ! Ton enfance a grandi près de moi, je l’ai réchauffée de ma tendresse, j’ai couvé ton jeune talent, et tu me quittes ! je t’ai façonnée pour la liberté, te voilà esclave ! Appuyés l’un sur l’autre, nous avons défié l’avenir ; chacun de nous avait une âme toujours prête pour échanger la sienne et tu te trouves seule !

Laurence l’enlaçait de ses bras.

— Malédiction ! s’écria-t-il, que ne le disais-tu plus tôt ? j’aurais taillé ton âme pour ce monde où tu veux vivre ; j’aurais rétréci ton esprit, j’aurais raccourci les lisières, et bientôt, naturalisée dans la société qui t’attire, tu n’y serais pas comme une étrangère, gauche et timide au milieu d’un cercle où l’on ne parle pas sa langue. Il est trop tard !… L’arbuste obéit à la main qui l’incline : l’arbre ne ploie pas, il casse. Va donc y dépérir de misère et d’ennui ; va donc végéter sur ce terrain ingrat où l’espace manquera à tes pas, l’air à tes poumons, l’indépendance à ton allure ! Et moi, moi qui