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carl

dans la cascade depuis plusieurs heures, et que son spectre, errant sur le sentier, m’apparaissait pour réclamer mes prières. Je me mis à prier avec une dévotion puérile ; mais je fus interrompu par la voix fantastique qui m’avait tant poursuivi, et j’entendis encore au-dessous de moi la phrase fatale.

— C’en est trop ! m’écriai-je, ma raison s’y brisera, et nulle autre raison humaine n’y résisterait ! Par quelle magique combinaison vois-je le spectre du nouveau Carl, en même temps que j’entends la voix de Carl, l’ami qui n’est plus ? Quel est ce rêve qui m’a réveillé en sursaut, comme si une invisible main me poussait à secourir un ami en détresse ? Quel est ce chœur mystérieux qui m’a révélé l’existence des puissances invisibles dans un moment solennel et décisif peut-être de ma vie ?…

J’étais plongé dans mes réflexions, j’étais arrivé à admettre tellement mes visions, que je ne m’étonnais plus de rien. Je me mis à descendre la dernière rampe, toujours persistant à chercher le corps de Carl, bien que sa figure me fût apparue. Mais à peine eus-je atteint l’esplanade où j’avais encore aperçu le spectre, que j’entendis la voix de l’autre côté de l’abîme. Elle était alors très-peu distincte, et je ne pouvais saisir que des sons épars au milieu de la basse continue de la cataracte.

Que vous dirai-je ? J’errai toute la nuit autour de ce gouffre, attiré par les piéges de la sirène invisible. De temps en temps, j’apercevais le fantôme de mon jeune compagnon ; puis aussitôt je le voyais sur un autre point, et ma cervelle était tellement troublée, que je m’imaginais souvent le voir en deux endroits