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Les Maîtres Sonneurs

tage depuis qu’elle était servante de cabaret ; et c’est là une chose qui ne se voit point souvent dans nos campagnes, ni ailleurs, que j’aie ouï-dire.

En voyant Joseph plus blême et plus soucieux encore que d’habitude, je ne sais comment ce que ma grand’mère m’avait dit de lui, joint à la maladie, singulière dans mon idée, que lui imputait Brulette, me frappa l’esprit et me toucha le cœur. Sans doute il me gardait rancune de quelque parole dure qui m’était échappée. Je souhaitai la lui faire oublier, et, le forçant à venir s’asseoir à notre tablée, je m’imaginai de le griser un peu par surprise, pensant, comme tous ceux de mon âge, qu’une petite fumée de vin blanc dans les esprits est souveraine pour dissiper la tristesse.

Joseph, qui était peu attentionné aux actions d’autour de lui, laissa remplir son verre et pousser son coude si souvent, que tout autre en aurait senti l’effet. Pour ceux qui l’incitaient à boire, et qui payèrent d’exemple sans réflexion, il y en eut bien vite trop ; et, pour moi, qui voulais garder mes jambes pour la danse, je m’arrêtai d’abord que je sentis qu’il y en avait assez. Joseph tomba dans une grande contemplation, appuya ses deux coudes sur la table et ne parut pas plus lourd ni plus léger qu’auparavant.

On ne faisait plus attention à lui ; chacun riait ou jacassait pour son compte, et l’on se mit à chanter, comme on chante quand on a bu, chacun dans son ton et dans sa mesure, une tablée disant son refrain à côté d’une autre tablée qui dit le sien, et tout ça ensemble, faisant un sabbat de fous à casser la tête, le tout pour se porter à rire et à crier d’autant plus qu’on ne s’entend pas.

Joseph resta là sans broncher, nous regardant, d’un air étonné, un bon bout de temps. Puis il se leva et partit sans rien dire.

Je pensai qu’il était peut-être malade, et je le suivis. Mais il marchait droit et vite, comme un homme que le