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régaler ; mais voyant que Brulette venait à ma table, il accepta mon offre et s’assit à côté d’elle, tout bouillant d’esprit et de belle humeur. Il y mangea vite et bien ; mais, au lieu d’être appesanti par la digestion, il fut le premier à lever son verre pour chanter, et malgré qu’il eût bouffé six heures durant comme un orage, il avait la voix aussi fraîche et aussi juste que si de rien n’était. On essaya de lui tenir tête, mais les plus renommés chanteurs y renoncèrent bientôt pour le plaisir de l’écouter, car rien ne valait auprès de ses chansons, tant pour les airs que pour les paroles, et on avait même grand’peine à lui donner le refrain ; car il n’y avait rien dans son sac qui ne fût tout neuf pour nos oreilles et d’une qualité qui dépassait tout notre savoir.

On quitta toutes les tables pour l’entendre, et, au moment que le jour levant commença de percer à travers la feuillée, il y avait autour de nous une foule plus charmée et plus attentionnée qu’au plus beau prêche.

Alors il se leva, monta sur son banc et présenta son verre vide au premier rayon du soleil qui passait au-dessus de sa tête, en disant, d’un air qui nous fit trembler tous, sans qu’on sût ni pourquoi ni comment : — Amis, voilà le flambeau du bon Dieu ! Éteignez vos petites chandelles, et saluez ce qu’il y a de plus clair et de plus beau dans le monde !

— Et à présent, dit-il en se rasseyant et en posant son verre retourné sur la table, assez causé, assez chanté pour une nuit. Que faites-vous là, sacristain ? Allez sonner l’Angélus, et qu’on voie ceux qui se signeront chrétiennement ! à cela on connaîtra celui qui s’est diverti honnêtement, de celui qui s’est abruti comme un sot. Après que nous aurons tous rendu gloire à Dieu, je vous quitterai, mes enfants, vous remerciant de m’avoir fait si bonne fête et marqué tant de fiance. Je vous devais une petite réparation