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Les Maîtres Sonneurs

s’envoyer des balles, la force ayant été donnée aux humains pour s’en servir. Vous ne me paraissez pas plus manchot que moi, et si vous avez du cœur…

— Mon garçon, fit-il en me tirant auprès du feu pour me regarder, vous avez peut-être tort : vous êtes plus jeune que moi, et, encore que vous paraissiez sec et solide, je ne répondrais pas de votre peau. J’aimerais mieux que vous me parliez gentiment pour me réclamer votre dû, et vous en remettre à ma justice.

— En voilà assez, lui dis-je en lui faisant tomber son chapeau dans les cendres pour le fâcher ; c’est le mieux cogné de nous deux qui sera le plus gentil tout à l’heure.

Il ramassa son chapeau tranquillement, le mit sur la table et dit :

— Quelles sont vos coutumes dans le pays d’ici ?

— Entre jeunes gens, répondis-je, il n’y a ni malice ni traîtrise. On se toure à bras-le-corps, on tape où l’on peut, sauf la figure. Celui qui prend un bâton ou une pierre est réputé coquin et assassin.

— C’est comme chez nous, fit-il. Marchons donc, j’ai intention de vous ménager ; mais si j’y vas plus fort que je ne veux, rendez-vous, car il y a un moment, vous le savez, où on ne peut pas bien répondre de soi.

Quand nous fûmes dehors, à même l’herbe drue, nous mîmes habit bas pour ne nous point gâter inutilement, et commençâmes à nous tourner, en nous serrant les flancs et en nous enlevant l’un l’autre. J’avais avantage sur lui, pour ce qu’il était plus grand de toute la tête et que son grand abattage me donnait meilleure prise. D’ailleurs, il n’était pas échauffé, et, croyant avoir trop vite raison de moi, il ne donnait pas sa force ; si bien que je le déracinai à la troisième suée, et l’étendis sous moi : mais là il reprit son avoir, et devant que j’eusse le temps de frapper, il se roula comme un serpent et m’enlaça si serré que j’en perdais mon soupir.