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situation. Cette pièce précieuse, elle était bien à moi, c’était mon œuvre, ma rédaction, mon exigence, la condition de l’enlèvement, la garantie de l’avenir de toute la famille, et j’avais le droit de ne la produire qu’au bon moment ; c’est donc moi qui suis le principal acteur d’un drame douloureux où, en somme, j’apporte l’heureux dénoûment et suis le bienfaiteur de tous.

Cette dernière pensée me fut agréable d’abord, et puis elle me troubla et finit par m’effrayer. L’insomnie est le rêve éveillé, la vision fantastique des choses réelles avec le raisonnement que le sommeil nous ôte ; mais cette vision en se prolongeant s’exagère d’intensité, et l’esprit fatigué en tire des déductions également exagérées. La maladie du soupçon s’était trop enracinée en moi pour disparaître tout d’un coup sans rechute. J’arrivai, je ne saurais dire par quel enchaînement de rêveries, à me dire que je ne m’étais peut-être pas si grossièrement abusé toute ma vie, et que les apparences auraient trompé un plus habile que moi. J’avais, dans ma jeunesse, débrouillé péniblement avec mon père des affaires véreuses, ou éclairci de mystérieuses intrigues où nous n’avions saisi la vérité qu’après avoir été plus d’une fois dupes des deux parties et de notre propre interprétation. Qui sait si je ne me trouvais pas encore une fois aux prises avec une de ces vérités à peu près insolubles ? Qu’y avait-il d’impos-