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nous a perdus tous deux. Il m’a jeté, moi, dans une exaltation non moins vive que la vôtre, mais les circonstances m’ont conduit forcément au dévouement noble. Je ne m’en glorifie pas, j’eusse été un lâche, si j’avais méconnu mon devoir. Quant à vous, vous avez souffert autrement, et votre dévouement s’est changé en persécution ; votre amour-propre avait trop souffert dans la domesticité, et je me hâte de dire que vous étiez plus fait pour commander que pour obéir. Vous aviez reçu une bonne éducation, vous étiez capable, et votre figure inspirait la confiance. Vous vous seriez fait facilement une situation sociale aussi heureuse qu’honorable. Vous avez cru pouvoir servir impunément la haute aristocratie, et dès lors vous avez subi ses prestiges ; vous vous êtes identifié à des points d’honneur, à des préjugés romanesques, à des drames renouvelés des antiques légendes, dont vous n’eussiez eu aucun souci, aucune idée dans la vie bourgeoise. Déclassé, vous vous sentiez malgré vous l’égal de vos maîtres. Condamné à vous regarder comme leur inférieur, vos impressions ont pris un caractère d’aigreur, de dépit et surtout de jalousie, dont j’ai été le principal objet.

Je me levais éperdu, il me fit rasseoir.

— Je n’en dirai pas davantage, continua-t-il avec calme. Ce n’est pas à moi de vous condamner et de méconnaître l’empire d’une passion qui peut nous rendre abjects ou sublimes selon le