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Les hommes sont-ils justes quand ils accusent celle qui répond mal à leurs transports de déroger aux attributs de son sexe ? Ne comptent-ils pour rien les intelligentes sollicitudes des sœurs, les sublimes dévouements des mères ? Oh ! si j’avais eu un jeune frère, je l’aurais guidé dans la vie, j’aurais tâché de lui épargner les douleurs, de le préserver des dangers. Si j’avais eu des enfants, je les aurais nourris de mon sein ; je les aurais portés dans mes bras, dans mon âme ; je me serais pour eux soumise sans effort à tous les maux de la vie : je le sens bien, j’aurais été une mère courageuse, passionnée, infatigable. Soyez donc mon frère et mon fils ; et, que la pensée d’un hymen quelconque vous semble incestueuse et fantasque, chassez-la comme on chasse ces rêves monstrueux qui nous troublent la nuit, et que nous repoussons sans effort et sans regret au réveil. Et puis, il est temps que je vous le dise, Sténio, l’amour ne peut pas être l’affaire de votre vie. Vous tenteriez en vain de vous isoler et de trouver le bonheur dans la possession exclusive d’un être de votre choix. Le cœur de l’homme ne peut vivre de lui-même, il faut qu’il se nourrisse d’aliments plus variés. Hélas ! je vous parle un langage que je n’ai jamais voulu entendre, mais que vous me parleriez bientôt si je voulais vous faire partager l’erreur de ma jeunesse. J’ai hésité jusqu’ici à vous entretenir de vos devoirs. Pendant si longtemps je me suis persuadé que l’amour était le plus sacré de tous !… Mais je sais que je me suis trompée, et qu’il y en a d’autres. Du moins, à défaut de cet idéal, il y en a un autre pour les hommes… J’ose à peine vous en parler. Vous me le défendez pourtant ; vous voulez que je vous éclaire, que je vous guide, que je vous fasse grand ! Eh bien, je n’ai qu’un moyen de répondre à votre attente : c’est de vous remettre entre les mains d’un homme réellement vertueux ; et vous pouvez m’en croire, moi, sceptique ! D’ailleurs, le seul nom de cet homme vous conviendra. Vous m’avez souvent parlé avec enthousiasme de Valmarina, vous m’avez pressée de questions auxquelles je n’ai pas voulu répondre. Dans vos jours de tristesse et de découragement, vous vouliez l’aller joindre et vous associer à ses mystérieux travaux. J’ai toujours éludé vos prières. Il me semblait que le moment n’était pas venu ; mais aujourd’hui je crois que vous n’aurez plus pour moi le genre d’amour exalté qui vous eût rendu incapable d’une ferme résolution. Allez trouver cet apôtre d’une foi sublime. Je suis plus liée à son sort et plus initiée à ses secrets que je n’ai voulu vous l’avouer. Un mot de ma bouche vous affranchira de toutes les épreuves qu’il vous faudrait subir pour arriver à son intimité. Ce mot est déjà prononcé. Valmarina vous attend.

Puisque je renonce à l’espoir de vous rendre heureux selon votre espoir, puisque vous n’avez pas trouvé dans l’enivrement du plaisir une distraction à vos souffrances, jetez-vous dans les bras d’un père et d’un ami. Lui seul peut vous donner la force et vous enseigner les vertus auxquelles vous aspirez. Ma tendresse veillera sur vous et grandira avec vos mérites.

Acceptez ce contrat. Mettez avec confiance votre main dans les nôtres. Appuyez-vous avec calme sur nos épaules prêtes à vous soutenir. Mais ne vous faites plus illusion, n’espérez plus me rajeunir au point de m’ôter le discernement et la raison. Ne brisez pas le lien qui fait votre force, ne renversez pas l’appui que vous invoquez. Appelez, si vous voulez, du nom d’amour l’affection que nous avons l’un pour l’autre ; mais que ce soit l’amour qu’on connaît au séjour des anges, là où les âmes seules brûlent du feu des saints désirs.




XL.


Eh bien, soyez maudite, car je suis maudit ! et c’est vous dont la froide haleine a flétri ma jeunesse dans sa fleur. Vous avez raison, et je vous entends fort bien, madame, vous avouez que j’ai besoin de vous, mais vous déclarez que vous n’avez pas besoin de moi. De quoi puis-je me plaindre ? Ne sais-je pas bien que cela est sans réplique ! Vous aimez mieux rester dans le calme où vous prétendez être que descendre à partager mes ardeurs, mes tourments, mes orages. Vous avez beaucoup de sagesse et de logique, en vérité, et, loin de discuter avec vous, je fais silence et vous admire.

Mais je puis vous haïr, Lélia ; c’est un droit que vous m’avez donné, et dont je prétends bien user. Vous m’avez fait assez de mal pour que je vous consacre une éternelle et profonde inimitié ; car, sans avoir eu aucun tort réel envers moi, vous avez trouvé le moyen de m’être funeste et de m’ôter le droit de m’en plaindre. Votre froideur vous a placée vis-à-vis de moi dans une position inattaquable, tandis que ma jeunesse et mon exaltation me livraient à vous sans défense. Vous n’avez pas daigné avoir pitié de moi, cela est simple ; pourquoi en serait-il autrement ? Quelle sympathie pouvait exister entre nous ? Par quels travaux, par quelles grandes actions, par quelle supériorité vous avais-je méritée ? Vous ne me deviez rien, et vous m’avez accordé cette facile compassion qui fait qu’on détourne la tête en passant auprès d’un homme saignant et blessé. N’était-ce pas déjà beaucoup ? n’était-ce pas du moins assez pour prouver votre sensibilité ?

Oh ! oui, vous êtes une bonne sœur, une tendre mère, Lélia ! Vous me jetez aux bras des courtisanes avec un désintéressement admirable ; vous brisez mon espérance, vous détruisez mon illusion avec une sévérité vraiment bien majestueuse ; vous m’annoncez qu’il n’est point de bonheur pur, point de chastes plaisirs sur la terre ; et, pour me le prouver, vous me repoussez de votre sein, qui semblait m’accueillir et me promettre les joies du ciel, pour m’envoyer dormir sur un sein encore chaud des baisers de toute une ville. Dieu a été sage, Lélia, de ne point vous donner d’enfant ; mais il a été injuste envers moi en me donnant une mère telle que vous !

Je vous remercie, Lélia. Mais la leçon est assez forte, il ne m’en faut pas une de plus pour atteindre à la sagesse. Me voici éclairé, me voici désabusé de toutes choses ; me voici vieux et plein d’expérience. Au ciel sont toutes les joies, tous les amours. À la bonne heure. Mais, en attendant, acceptons la vie avec toutes ses nécessités, la jeunesse fébrile, le désir fougueux, le besoin brutal, le vice effronté, paisible, philosophique. Faisons deux parts de notre être : l’une pour la religion, pour l’amitié, pour la poésie, pour la sagesse ; l’autre pour le débauche et l’impureté. Sortons du temple, allons oublier Dieu sur le lit de Messaline. Parfumons nos fronts et vautrons-nous dans la fange ; aspirons dans le même jour à l’immaculation des anges, et résignons-nous à la grossièreté des animaux. Mais moi, Madame, je l’entends mieux que vous. Je vais plus loin : j’adopte toutes les conséquences de votre précepte. Incapable de partager ainsi ma vie entre le ciel et l’enfer, trop médiocre, trop incomplet pour passer de la prière à l’orgie, de la lumière aux ténèbres, je renonce aux joies pures, aux extases divines ; je m’abandonne au caprice de mes sens, aux ardeurs de mon sang embrasé. Vivent la Zinzolina et celles qui lui ressemblent. Vivent les plaisirs faciles, les ivresses qu’il n’est besoin de conquérir ni par l’étude, ni par la méditation, ni par la prière ! Vraiment oui, ce serait folie que de mépriser les facultés de la matière. N’ai-je pas goûté dans les bras de votre sœur un bonheur aussi réel que si j’avais été dans les vôtres ? Ai-je connu mon erreur ? M’en suis-je seulement douté un instant ? Par le ciel, non ! Rien ne m’a retenu au bord de ma chute ; aucun secret pressentiment ne m’a averti du perfide échange que vous faisiez en riant sous mes yeux aveuglés. Les grossières émanations d’une folle joie m’ont enivré autant que les suaves parfums de ma maîtresse. Dans ma brutale ardeur, je n’ai pas distingué Pulchérie de Lélia ! J’étais égaré, j’étais ivre ; j’ai cru presser contre ma poitrine le rêve de mes nuits ardentes, et, loin d’être glacé par le contact d’une femme inconnue, je me suis abreuvé d’amour ; j’ai béni le ciel, j’ai accepté la plus méprisante substitution avec des transports, avec des sanglots ; j’ai possédé Lélia dans mon âme, et ma bouche a dévore Pulchérie sans méfiance, sans dégoût, sans soupçon.