Page:Sand - Legendes rustiques.djvu/91

Cette page a été validée par deux contributeurs.

chez les lubins, les mœurs s’adoucissent avec le nom. Ils ne font aucun mal et prennent la fuite au moindre bruit[1].

Cependant, il ne vaudrait rien de s’aboucher avec eux. Ils ont un certain mystère à l’endroit de Robert-le-Diable ou de tout autre Robert dont on n’a pu saisir la légende, et ce mystère a peut-être pour châtiment l’humiliation d’une figure horrible et l’angoisse du perpétuel tourment de la peur.

Sont-ils les descendants des fameux frères lubins et loups-garous de Rabelais ? Qui sera assez épris de ces recherches étymologiques pour aller de leur demander ?

Je ne sais si c’est aux lupins que le petit tailleur bossu de Saint-Bault eut affaire. On le croirait, d’après certaines circonstances de son histoire. La voici telle que j’ai pu la recueillir :

« La Bretagne n’a pas le monopole des petits tailleurs bossus. Dans nos campagnes et partout, je crois, tout individu contrefait et jugé impropre au travail de la terre, est pourvu d’un autre métier, et peut dire, en se redressant de son mieux, que celui qui n’a pas la force de pousser la bêche, a, en compensation, l’adresse de pousser l’aiguille.

« Un soir que notre bossu passait le long du mur du cimetière, il y vît une bande d’esprits en forme de laides bêtes qui ressemblaient à des chiens noirs ou à des loups et que, pour faciliter notre récit, nous appellerons lupins bien qu’ils ne nous aient été désignés sous aucun nom particulier.

« Soit que ces esprits-bêtes fussent d’une race plus hardie que les lubins et lupins ordinaires, soit que le tailleur fût si laid, si laid, qu’il ne leur fit pas l’effet d’un chrétien, ils ne bougèrent tout le temps qu’il passa devant eux. Ils se contentèrent de le regarder avec leurs yeux qui brillaient comme du sang de feu, et à ouvrir leurs vilaines gueules qui avaient si mauvaise haleine que le tailleur en fut empesté.

« Pourtant, comme il avait grand’peur, ne les ayant aperçus que lorsqu’il était au milieu de la file, et qu’il avait autant de chemin à faire pour reculer que pour avancer, il n’osa point risquer de les offenser en se bouchant le nez ; il passa en faisant le gros dos, encore plus qu’il n’en avait l’habitude.

« Ce dos courbé plut aux lupins, qui s’imaginèrent que c’était une manière de les saluer, et comme ils n’ont pas l’habitude de voir des gens si honnêtes avec eux, ils en furent fiers et se mirent à tirer tous la langue et à remuer la queue comme des chiens, ce qui est apparemment aussi pour eux un signe de contentement et de fierté.

« Le tailleur essaya de raconter son aventure ; mais tous ses voisins se moquèrent de lui, disant qu’il pouvait bien rencontrer le diable en personne et le faire fuir, vu qu’il était encore le plus vilain des deux.

« Comme notre bossu allait en journée à une métairie qui était à trois bonnes portées de fusil du village, et qu’il avait à revenir par le chemin qui longe le cimetière, il se sentit envie de coucher où il était. Mais le métayer lui dit en ricanant : « Non pas, non pas, tu es un compère trop à craindre pour les femmes d’une maison, et je ne dormirais pas tranquille, te sachant si

  1. En certaines localités, le lubin est un très bon diable qui protège les laboureurs.