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diables par-dessus la clôture du parc et s’enfuirent à travers champs, courant comme si elles eussent été changées en biches, tandis que les chiens, tournés à la rage comme des loups, les poursuivaient en leur mordant les jambes et en leur arrachant la laine qui s’envolait en nuées blanches sur les buissons.

Le berger, bien en peine, ne prit pas le temps de remettre ses souliers et sa veste, qu’il avait posés à cause de la grande chaleur. Il se mit de courir après son troupeau, jurant après ses chiens qui ne l’écoutaient point et couraient de plus belle, hurlant comme chiens courants qui ont levé le lièvre, et chassant devant eux le troupeau effarouché.

Et tant coururent, ouailles, chiens et berger, que le pauvre Ludre fit au moins douze lieues autour de la mare aux flambettes, sans pouvoir rattraper son troupeau, ni arrêter ses chiens qu’il eût tués de bon cœur s’il eût pu les atteindre.

Enfin le jour venant à poindre, il fut bien étonné de voir que les ouailles qu’il croyait poursuivre n’étaient autre chose que des petites femmes blanches, longues et menues, qui filaient comme le vent et qui ne semblaient point se fatiguer plus que ne se fatigue le vent lui-même. Quant à ses chiens, il les vit mués en deux grosses coares (corbeaux) qui volaient de branche en branche en croassant.

Assuré alors qu’il était tombé dans un sabbat, il s’en retourna tout éreinté et tout triste à son parc, où il fut bien étonné de retrouver son troupeau dormant sous la garde de ses chiens, lesquels vinrent au devant de lui pour le caresser.

Il se jeta alors sur son lit et dormît comme une pierre. Mais le lendemain, au soleil levé, il compta ses bêtes à laine et en trouva une de moins qu’il eut beau chercher.

Le soir, un bûcheron qui travaillait autour de la mare aux flambettes, lui rapporta sur son âne, la pauvre brebis noyée, en lui demandant comment il gardait ses bêtes, et en lui conseillant de ne pas dormir si dur s’il voulait garder sa bonne renommée de berger et la confiance de ses maîtres.

Le pauvre Ludre eut bien du souci d’une affaire à quoi il ne comprenait rien, et qui, par malheur pour lui, recommença d’une autre manière la nuit suivante.

Cette fois, il rêva qu’une vieille chèvre, à grandes cornes d’argent, parlait à ses ouailles et qu’elles la suivaient en galopant et sautant comme des cabris autour de la grand’mare. Il s’imagina que ses chiens étaient mués en bergers, et lui-même en un bouc que ces bergers battaient et forçaient à courir.

Comme la veille, il s’arrêta à la piquée du jour, reconnut les flambettes blanches qui l’avaient déjà abusé, revint, trouva tout tranquille dans son parc, dormit tombant de fatigue, puis se leva tard, compta ses bêtes et en trouva encore une de moins.

Cette fois, il courut à la mare et trouva la bête en train de se noyer. Il la retira de l’eau, mais c’était trop tard et elle n’était plus bonne qu’à écorcher.

Ce méchant métier durait depuis huit jours. Il manquait huit bêtes au troupeau, et Ludre, soit qu’il courut en rêve comme un somnambule, soit qu’il rêvât dans la fièvre qu’il avait les jambes en mouvement et l’esprit en peine, se sentait si las et si malade qu’il en pensait mourir.

— Mon pauvre camarade, lui dit un vieux berger très savant, à qui il contait ses peines, il te faut épouser la vieille, ou renoncer à ton état. Je connais cette bique aux cheveux d’argent pour l’avoir vue lutiner un de nos anciens, qu’elle a fait mourir de fièvre et de chagrin. Voilà pourquoi je n’ai