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car il se sentait lourd et comme étouffé, il vit devant lui une femme si petite, si petite, et si menue, et si vieille qu’il en eut peur, car aucune femme ne pouvait avoir une pareille taille et un pareil âge. Elle n’était habillée que de ses longs cheveux blancs qui la cachaient tout entièrement et ne laissaient passer que sa petite tête ridée et ses petits pieds desséchés.

— Ça, mon garçon, fit-elle, viens avec moi, l’heure est venue.

— Quelle heure donc est venue ? dit le berger tout déconfit.

— L’heure de nous marier, reprit-elle ; ne m’as-tu pas promis le mariage ?

— Oh ! Oh ; je ne crois pas ! d’autant plus que je ne vous connais point et vous vois pour la première fois de ma vie.

— Tu en as menti, beau berger ! Tu m’as vue sous ma forme lumineuse. Ne reconnais-tu pas la mère des flambettes de la prairie ? Et ne m’as-tu pas juré, en échange des grands services que je t’ai rendus, de faire la première chose dont je te viendrais requérir ?

— Oui, c’est vrai, mère Flambette ; je ne suis pas un homme à reprendre ma parole, mais j’ai juré cela à condition que ce ne serait aucune chose contraire à ma foi de chrétien et aux intérêts de mon âme.

— Eh bien, donc ! est-ce que je te viens enjôler comme une coureuse de nuit ? Est-ce que je ne viens pas chez toi décemment revêtue de ma belle chevelure d’argent fin, et parée comme une fiancée ? C’est à la messe de la nuit que je te veux conduire, et rien n’est si salutaire pour l’âme d’un vivant que le mariage avec une belle morte comme je suis. Allons, viens-tu ? Je n’ai pas de temps à perdre en paroles. Et elle fit mine d’emmener le berger hors de son parc. Mais il recula tout effrayé, disant : — Nenni, ma bonne dame, c’est trop d’honneur pour un pauvre homme comme moi, et d’ailleurs j’ai fait vœu à saint Ludre, mon patron, d’être garçon le restant de mes jours.

Le nom du saint, mêlé au refus du berger, mit la vieille en fureur. Elle se prit à sauter en grondant comme une tempête, et à faire tourbillonner sa chevelure qui, en s’écartant, laissa voir son corps noir et velu. Le pauvre Ludre (c’était le nom du berger) recula d’horreur en voyant que c’était le corps d’une chèvre, avec la tête, les pieds et les mains d’une femme caduque.

— Retourne au diable, la laide sorcière ! s’écria-t-il ; je te renie et te conjure au nom du…

Il allait faire le signe de la croix, mais il s’arrêta, jugeant que c’était inutile, car au seul geste de sa main la diablesse avait disparu, et il ne restait d’elle qu’une petite flammette bleue qui voltigeait en dehors du parc.

— C’est bien, dit le berger, faites le flambeau tant qu’il vous plaira, cela m’est fort égal, et je me moque de vos clartés et de vos singeries.

Là-dessus, il se voulut recoucher ; mais voilà que ses chiens qui, jusque-là, étaient restés comme charmés, se prirent à venir sur lui en grondant et montrant les dents, comme s’ils le voulaient dévorer, ce qui le mit fort en colère contre eux, et, prenant son bâton ferré, il les battit comme ils le méritaient pour leur mauvaise garde et leur méchante humeur.

Les chiens se couchèrent à ses pieds en tremblant et en pleurant. On eût dit qu’ils avaient regret de ce que le mauvais esprit les avait forcés de faire. Ludre les voyant apaisés et soumis, se mettait en devoir de se rendormir, lorsqu’il les vit se relever comme des bêtes furieuses et se jeter sur son troupeau. Il y avait là deux cents ouailles qui se prirent de peur et de vertige, sautèrent comme des