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qu’ils ne se disaient point et se trouvèrent en mauvais accord sans savoir d’où cela leur venait. Jeanne reprochait à Pierre d’être un paresseux et d’aimer le cabaret ; Pierre reprochait à Jeanne d’être coquette et d’aimer trop la braverie. Si bien que tous deux se mirent à pleurer et à bouder, ne se voulant plus rien dire.

Mais une chose étonnante, c’est qu’en ne se disant plus rien, et en ne se voyant point remuer les lèvres, ils entendirent, tous deux à la fois, une voix très sourde qui parlait en manière de grenouille ou de canne sauvage, et qui disait les plus méchantes paroles du monde.

« — Que faites-vous là, enfants, à vous bouder, au lieu de mettre à profit la nuit et la solitude ? Vous attendez sottement la fin de la semaine pour vous aimer librement ? Voilà une belle fadaise que le mariage ! Ne savez-vous point que le mariage c’est la peine, la misère, les querelles, le souci des enfants et les jours sans pain ? Allons, allons, innocents que vous êtes ! Dès le lendemain du mariage, vous pleurerez, si vous ne vous battez point ! Vous voyez bien que déjà en voulant parler d’avenir et d’économie vous n’avez pu vous entendre ! La vie est sotte et misérable, ne vous y trompez pas ; il n’y a de bon que l’oubli du devoir et le plaisir sans contrainte. Aimez-vous à présent, car si vous ne profitez de l’heure qui se présente, vous ne la retrouverez plus, et ne connaîtrez de votre union que les coups et les injures, des fleurs de la jeunesse que les piquerons et la folle graine. »

Jeanne et Pierre avaient bien peur. Ils se tenaient la main et se serraient l’un contre l’autre sans oser respirer. Jeanne n’entendait rien de ce que lui disait la méchante voix. Les paroles passaient dans son oreille comme une messe du diable dite au rebours du bon sens ; mais Pierre qui en savait plus long, écoutait, malgré sa peur, et comprenait quasiment tout.

— La voix est laide, dit-il, j’en tombe d’accord ; mais les mots ne sont points bêtes, et si tu m’en croyais, Jeanne, tu l’écouterais aussi.

— Que les paroles soient bêtes ou belles, je ne m’en soucie pas, répondit-elle. Elles me font peur, encore que je n’y comprend goutte ; c’est quelqu’un qui se moque de nous parce que nous voilà tout seuls arrêtés en un lieu qui ne convient pas. Allons-nous-en vitement, mon Pierre. Cette personne là, vivante ou morte, ne nous veut que du mal.

— Non, Jeanne, elle nous veut du bien, car elle plaint le sort qui nous attend, et si tu voulais bien comprendre ce qu’elle dit…

Là-dessus Pierre, se sentant poussé du diable, voulut retenir Jeanne qui voulait s’en aller, et le mauvais esprit se crut pour un moment le plus fort.

Mais il n’est pas donné à ces mauvaises engeances de faire aux bons chrétiens tout le mal qu’elles souhaitent. Le moine libertin, voyant que Pierre trébuchait dans sa conscience, fut trop pressé de lui prendre son âme. Il se mit à chanter dans sa voix de marais, disant : « Venez, venez, mes beaux enfants, il n’est pas besoin ici de cierges ni de témoins. S’il vous faut quelqu’un pour vous marier, je sais dire les vraies paroles qu’il faut. Mettez-vous à genoux devant moi et vous aurez la bénédiction de Belzébuth !

Disant cela, voilà le moine qui fait sortir de l’eau sa grosse tête couverte d’un capuchon vaseux. — Sauvons-nous, dit Jeanne, voilà une grosse loutre qui veut sauter après nous. — Non pas, dit Pierre, je la virerai bien de mon bâton. Mais comme il se penchait sur l’eau pour regarder,