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LE COMPAGNON

— Je ne pourrai plus causer avec vous, vous serez trop loin.

— Eh bien, je m’asseoirai sur ce marchepied.

— Non, asseyez-vous dans la voiture.

— Et si le cheval nous emmène dans les viviers ?

— Accrochez les rênes sur le siége, vous les aurez bientôt dans la main en cas de besoin.

— Au fait, il est occupé ! dit Amaury en voyant que l’excellente bête broutait sans songer à mal.

— Il broute la fougère comme je mange le pain de seigle, dit Joséphine en riant ; certainement, à lui aussi, cette lande rappelle la jeunesse et la liberté.

Amaury s’assit dans la calèche vis-à-vis la marquise. C’était le dernier acte de respect qui lui restait à faire. Mais la nuit était si fraîche, et il s’était dépouillé pour lui couvrir les pieds ! Elle le fit asseoir auprès d’elle, pour qu’il eût au moins un peu d’abri contre le brouillard. Quelque chose lui disait bien au fond du cœur, que c’était frapper le dernier coup sur un homme déjà vaincu. Il s’était défendu courageusement pendant deux heures, et certes elle n’avait pas l’idée de le provoquer. Elle comptait que la timidité d’un homme de vingt ans la préserverait jusqu’au bout, et qu’un amour pur et fraternel suffirait à leur mutuelle joie. Mais il y avait de l’effroi dans son âme à cause du monde où elle vivait, et dans l’âme du Corinthien il y avait du remords à cause de la Savinienne. Or l’amour pur a besoin du calme parfait de la conscience, et ni l’un ni l’autre n’était calme. Un frémissement étrange s’était emparé d’elle comme de lui. Ils essayèrent encore de l’attribuer au froid. Ils tâchaient de rire et de causer ; ils ne trouvaient plus rien à se dire, et le Corinthien était d’une tristesse qui tournait à l’amertume. Ce silence devenait plus gênant et plus effrayant à mesure qu’il se prolongeait, et Joséphine sentait bien qu’il