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LE COMPAGNON

et qu’il ne voulait pas émousser avant le temps ces facultés généreuses. Il fallait bien se payer de cette réponse ; et la bonne Yseult, abandonnée à elle-même, se livrait à bien des rêves, sans savoir s’il lui serait jamais permis de les réaliser.

CHAPITRE XXIV.

Lorsque Pierre Huguenin aborda ses deux nobles hôtes, le comte était assis sur un fauteuil rustique à l’ombre de son tilleul favori. Il lisait ses gazettes en faisant un déjeuner pythagorique, et sa petite-fille lui coupait avec un couteau d’or une brochure politique qu’il venait de recevoir ; un chien favori dormait à leurs pieds. Un vieux valet de chambre allait et venait autour d’eux, veillant à ce qu’ils n’eussent pas le temps d’exprimer un désir. Yseult avait les yeux constamment fixés sur l’allée par laquelle Pierre arriva. Il la trouva timide, presque tremblante. Lui, exalté et ranimé par je ne sais quelle force inconnue, se sentait plein de courage et de sérénité.

— Approchez, approchez, mon cher maître Pierre, s’écria le comte en posant son journal sur la table et en ôtant ses lunettes. J’ai grand plaisir à vous voir, et je vous remercie de vous être rendu à mon invitation. Veuillez vous asseoir ici. Et il lui désigna une chaise à sa gauche, Yseult étant à sa droite.

— Je venais pour prendre vos ordres, répondit Pierre hésitant à s’asseoir.

— Il ne s’agit pas d’ordres ici, reprit le comte ; on ne donne pas d’ordres à un homme tel que vous. Dieu-merci, nous avons abjuré ces vieilles formules de maître à compagnon. D’ailleurs, n’êtes-vous pas maître vous-même dans votre art ?