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DU TOUR DE FRANCE.

plus doucement ému. L’orage était passé ; l’atmosphère sèche et lourde s’humectait de la fraîcheur du matin, et les brises de l’aube semblaient balayer les soucis de la nuit. Les natures formées dans le robuste milieu populaire vivent beaucoup par les sens, et cette puissance est un perfectionnement de l’être quand elle est jointe à celle de l’intelligence. L’absence de clarté depuis une assez longue suite d’heures avait beaucoup contribué à la tristesse de Pierre. Lorsque la lumière se répandit sur la nature, il se sentit renaître, et admira, dans une sorte de transport d’artiste, ce beau parc, ces arbres immenses de feuillage et de fraîcheur, cette herbe unie et verte au milieu de l’été comme aux premiers jours du printemps, ces sentiers sans cailloux et sans épines, toute cette nature soignée, luxueuse et parée des jardins modernes.

Mais son admiration le ramena peu à peu au problème qui l’avait obsédé toute la nuit.

Il avait lu, dans les philosophes et dans les poëtes du siècle dernier, que la cabane du laboureur, la prairie émaillée de fleurs, et le champ semé de glaneuses, étaient plus beaux que les parterres, les allées droites, les buissons taillés, les gazons peignés et les bassins ornés de statues qui entourent le palais des grands ; et il s’était laissé aller à le croire, car cette idée lui plaisait alors. Mais, forcé de parcourir la France, à pied et en toute saison, il avait reconnu que cette nature tant vantée au dix-huitième siècle n’était réellement nulle part, sur un sol divisé à l’infini et indignement torturé par les besoins individuels. Si, du haut d’une colline, il avait contemplé avec ravissement une certaine étendue de pays, c’est que, dans l’éloignement, cette division s’efface et se confond à la vue ; les masses reprennent leur apparence de grandeur et d’harmonie ; les belles formes primitives du terrain, la riche couleur de la végétation que l’homme