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LE COMPAGNON

courage et l’enthousiasme avec lesquels la croyante Yseult s’y jetait tout entière le pénétraient d’amour, de reconnaissance et d’admiration. Ils avaient tant de choses à se dire, à se rappeler, à repasser ensemble dans leur mémoire, qu’ils ne pouvaient s’arracher à cet entretien. Ce retour sur leur amour comprimé, cette explication nouvelle des moindres mystères, des moindres émotions du passé, étaient pleins de délices ; et ils se sentaient revivre une seconde fois les jours qu’ils avaient déjà vécu. Seulement cette première vie avait été la réalité, la seconde était l’idéal ; et ce souvenir repris à deux, et embelli de toutes les révélations qui avaient manqué au passé, était quelque chose comme le sentiment qu’éprouverait dans une vie heureuse une âme qui se souviendrait d’avoir déjà vécu dans des conditions moins douces et avec tous les désirs qui se trouveraient actuellement satisfaits.

Pendant qu’ils causaient ainsi et qu’ils oubliaient l’heure, transportés qu’ils étaient dans une autre sphère, le comte de Villepreux conférait avec le Corinthien. Jusqu’à ce moment, la marquise, agitée, en proie à mille combats, était retenue par la honte d’avouer à son oncle que cette passion sérieuse qu’il lui attribuait malicieusement n’était qu’une surprise des sens au milieu d’une fantaisie d’esprit, un roman commencé avec l’étourderie d’une pensionnaire, soutenu au milieu des délires d’un amour sans frein et sans but, prêt à se dénouer devant la crainte du blâme et les besoins de la vanité. Le Corinthien, se présentant avec un nom célèbre et des titres acquis à la considération, l’eût emporté peut-être sur un gentilhomme sans réputation et sans talent. Mais le Corinthien compagnon menuisier, enfant de génie il est vrai, et sur le point d’être élève à Rome, mais inconnu, mais incertain de son avenir, incapable peut-être de faire de tardives études et de réaliser les espérances que l’on avait con-