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et de science pour te complaire à la gaîté de tes pareils ? Voyons ! pourquoi ces soupirs qui t’échappent, et ces regards qui se détournent de nous ? As-tu quelque chagrin ? Tu nous as dit qu’au retour de tes voyages tu avais retrouvé ton vieux père en bonne santé, que vous viviez en bonne intelligence, que l’ouvrage ne vous manquait pas : que peux-tu donc désirer ?

— Je l’ignore, répondit Pierre. Je n’ai point à me plaindre du sort, et pourtant je ne me sens pas heureux comme je l’étais avant de quitter mon village, et comme je l’ai été durant les premières années de mon tour de France. Depuis que j’ai regardé dans d’autres livres que ceux qui concernent exclusivement ma profession, je me suis senti agité, tantôt de joies exaltées, tantôt de souffrances amères. Je puis me rendre à moi-même ce témoignage, que je ne me suis point abandonné à ces vaines émotions ; mais je les ai ressenties profondément, et je ne m’en suis jamais bien relevé. Je pense à trop de choses pour m’absorber dans la jouissance d’une seule. Les honnêtes plaisirs du repos et l’enjouement d’une société aussi aimable que la vôtre ne sauraient captiver mon âme au delà d’un certain temps ; c’est un tort, c’est une maladie, c’est peut-être un vice. Mais je sens toujours au dedans de moi quelque chose qui me presse et me domine ; j’entends une voix qui me dit tout bas : Marche, travaille ; ne t’arrête pas ici, ne te contente pas de cela ; tu as tout à apprendre, tout à faire, tout à conquérir, pour remplir ta vie comme tu le dois. Mais dès que je me remets à l’œuvre, un abattement affreux, une crainte mortelle s’emparent de moi. La voix me dit : Que fais-tu là ? à quoi sert ta peine ? où tendent tes efforts ? crois-tu être plus habile qu’un autre ? espères-tu changer la destinée en usant tes forces et tes jours à ce travail grossier ? ton avenir est-il si magnifique qu’il faille lui sacrifier la jouissance du pré-