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l’intraitable économe parla de faire commencer l’escalier par d’autres entrepreneurs. Ce fut une crainte mortelle pour le père Huguenin, qui mettait encore plus d’amour-propre que d’intérêt personnel à rester seul chargé de tout le travail. Il voulut se remettre à l’ouvrage ; mais le mal s’envenima, et de nouveau il fallut s’interrompre. Le médecin menaçait de couper le doigt, la main, le bras peut-être, si on persistait.

— Coupez-moi donc la tête tout de suite ! dit le père Huguenin, en jetant son ciseau avec désespoir sur le plancher ; et il alla s’enfermer chez lui de colère et de douleur.

— Mon père, lui dit Pierre à l’heure de la veillée, il faut prendre un parti. Vous ne pouvez travailler d’ici à plusieurs semaines sans compromettre votre santé, votre vie peut-être. Guillaume était votre meilleur ouvrier ; il lui faut deux mois, au moins, pour se rétablir. Me voilà seul avec des jeunes gens zélés sans doute, mais inexpérimentés, et manquant des connaissances nécessaires pour un travail de cette importance. Moi-même je ne vous cache pas que, forcé depuis plusieurs jours à travailler pour trois, je sens mes forces décroître ; mon appétit s’en va, le sommeil m’abandonne. Je puis tomber malade ; j’irai tant que je pourrai, sans plaindre ma peine, vous le savez bien ; mais il arrive toujours un moment où la fatigue nous surmonte, et alors M. Lerebours, à supposer qu’il prenne patience jusque-là, sera bien fondé à nous remplacer.

— Que veux-tu ! le sort nous en veut ! répondit le père Huguenin avec un profond soupir, et quand le diable se met après les pauvres gens, il faut qu’ils succombent.

— Non, mon père, le sort n’en veut à personne ; et quant au diable, s’il est vrai qu’il soit méchant, il est certain qu’il est lâche. Vous ne succomberez pas si vous vou-