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fils plus savant que lui. D’abord il s’était attendu à le voir étaler sa science, trancher du maître avec ses élèves, bouleverser son atelier et l’engager d’un ton doctoral à troquer tous ses antiques et fidèles outils contre des outils de fabrique nouvelle et d’un usage inconnu à ses vieilles mains. Mais les choses se passèrent tout autrement ; Pierre ne dit pas un mot relatif à ses études, et lorsque son père fit mine de l’interroger, il éluda toute question en disant qu’il avait fait de son mieux pour apprendre, et qu’il ferait de son mieux pour pratiquer ; puis, il se mit à la besogne le jour même de son arrivée et pris les ordres de son père comme un simple compagnon. Il se garda bien de critiquer le travail des apprentis, et laissa la direction suprême de l’atelier à qui de droit. Le père Huguenin, qui s’était préparé à une lutte désespérée, se sentit fort à l’aise ; et triomphant dans son esprit, il se contenta de murmurer entre ses dents à plusieurs reprises que le monde n’était pas si changé qu’on voulait bien le dire, que les anciennes coutumes seraient toujours les meilleures, et qu’il fallait bien le reconnaître, même après s’être flatté de toute réformer. Pierre feignit de ne pas entendre ; il poursuivit sa tâche, et le père fut forcé de déclarer qu’elle était faite avec une exactitude sans reproche et une rapidité extraordinaire.

— Ce que j’aime, lui disait-il de temps en temps, c’est que tu as appris à travailler vite et que l’ouvrage n’en est pas moins soigné.

— Si vous êtes content, tout va bien, répondait Pierre.

Quand cette inquiétude du vieux menuisier fut tout à fait dissipée, il se sentit tourmenté d’une autre façon. Il avait besoin de triompher ouvertement, et il était blessé que Pierre ne répondît pas à ses insinuations lorsqu’il lui donnait à entendre que son tour de France, sans lui être nuisible, n’avait pas eu tous les avantages qu’il s’était