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tude de comparer. La vie libre et cultivée des gens aisés les met sans cesse en présence de chefs-d’œuvre de l’art ou en rapport avec des types qu’autour d’eux ils voient apprécier par l’esprit de critique répandu dans la société. Leur jugement se forme ainsi ; et ne fût-ce qu’au frottement de l’art contemporain qui, pauvre ou florissant, conserve toujours un reflet de l’éternelle beauté, ils ouvrent les yeux sans effort à un monde idéal, au seuil duquel le génie comprimé du pauvre se heurte longtemps, et trop souvent se brise sans pouvoir pénétrer.

Ainsi le premier laboureur venu, avec un teint coloré, de larges épaules et l’œil vif, avait plus de succès dans les fêtes de village, et faisait rire et danser plus de filles que le noble et calme Huguenin. Mais les bourgeoises le suivaient de l’œil, en disant : « Mon Dieu ! quel est ce beau garçon ? » Et deux jeunes peintres qui passaient par le village de Villepreux pour se rendre à Valençay avaient été tellement frappés de la beauté du garçon menuisier, qu’ils lui avaient demandé la permission de faire son portrait ; mais il s’y était refusé assez sèchement, prenant cette demande pour une mauvaise plaisanterie de leur part.

Le père Huguenin, qui, lui-même, était un superbe vieillard, et qui ne manquait pas de bon sens, ne s’était pas toujours douté de la haute intelligence et de la beauté idéale de son fils. Il voyait en lui un garçon bien bâti, laborieux, rangé, un bon aide en un mot ; mais quoiqu’il eût été un réformateur dans son temps, il n’était nullement épris des jeunes idées libérales, et il trouvait que Pierre donnait beaucoup trop dans l’amour des nouveautés. Il avait entendu parler de Rome et de Sparte par les orateurs du village au temps de la république, et il avait adopté dans ce temps-là le surnom de Cassius, qu’il avait prudemment abdiqué depuis le retour des Bourbons. Il croyait donc à un antique âge d’or de la liberté et de l’égalité ; et,