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J’ai appuyé mes deux bras sur cette porte, comme si j’allais l’enfoncer… Mais je me suis enfui aussitôt à travers le parc, et je crois bien que je n’ai pas retrouvé encore toute ma raison depuis ce jour-là. Pourtant il y a des moments où tout cela me paraît autrement. Il me semble qu’il faudrait être bien coquette pour vouloir tourner la tête à un homme qu’on n’oserait pas aimer. Cela serait bien lâche ; et si la marquise a eu cette pensée, ce n’est pas le fait d’une femme qui se respecte… Réponds-moi donc, Pierre ; qu’en penses-tu ?

— C’est une question bien délicate, répondit Pierre, que ce récit avait fort troublé. Une femme, ainsi placée, qui aimerait sérieusement un homme du peuple, ne serait-elle pas bien grande et bien courageuse ? De combien de persécutions ne serait-elle pas l’objet ! Et, dans cette affection, ne serait-elle pas forcée de faire en quelque sorte les avances ? Car quel serait l’homme du peuple qui oserait l’aimer le premier, et qui, comme toi, ne se méfierait pas un peu ? Ainsi tu vois que je ne puis blâmer cette dame si elle a de l’amour pour toi. Mais je ne sais pourquoi je n’ai pas grande confiance à la vérité de cet amour. Cette marquise, étant la fille d’un bourgeois, et pouvant choisir parmi ses pareils, s’est laissé marier à un bien mauvais sujet, parce qu’il avait un titre. Elle s’est avilie par ce mariage, croyant s’éloigner de plus en plus du peuple dont elle est sortie.

— Ne pourrait-on pas répondre à cela, dit Amaury, qu’elle était alors un enfant, qu’elle ne savait ce qu’elle faisait, que ses parents l’ont mal conseillée ? Et, à présent, n’est-il pas possible qu’elle ait fait des réflexions sérieuses, qu’elle se soit repentie de son erreur, et, qu’ayant reçu du sort une cruelle leçon, elle soit revenue à des sentiments plus nobles ?

— Oui, cela est possible, répondit Pierre ; tout ce qui