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Une dame ! une marquise !… Toi un ouvrier ! un compagnon !… Corinthien, n’as-tu pas rêvé, mon enfant ?

— Je n’ai pas rêvé, et il ne s’est rien passé de bien romanesque. Cependant écoute. J’entre dans l’atelier sans lumière ; je n’en avais pas besoin pour trouver mon livre, je savais juste la place où je l’avais laissé. Je vois le fond de l’atelier éclairé, et une dame qui examinait ma sculpture, précisément la petite tête qui lui ressemble. En me voyant, elle jette un cri, et laisse tomber son bougeoir. Nous voilà dans l’obscurité tous les deux ; je ne l’avais pas bien reconnue. Je ne sais pourquoi, je m’approche à tâtons en demandant qui est là. J’étendais les mains, et tout à coup je me trouve plus près d’elle que je ne croyais. Elle ne répond pas, quoique je la tienne dans mes bras. Ma tête s’égare, les ténèbres m’enhardissent, je feins de me tromper ; j’approche mes lèvres tremblantes en nommant mademoiselle Julie ; j’effleure des cheveux dont le parfum m’enivre… On me repousse, mais faiblement, en disant : — Ce n’est pas Julie, c’est moi, monsieur Amaury : ne vous y trompez pas. Elle ne cherchait pas sérieusement à se dégager, et moi je ne pouvais me résoudre à la laisser fuir. — Qui donc, vous ? disais-je, je ne connais pas votre voix. Alors elle s’échappe, car je n’osais plus la retenir, et elle se met à courir dans l’obscurité. Je ne la suivais pas ; elle se heurte contre un établi, et tombe en faisant un cri. Je m’élance, je la relève, je la croyais blessée.

— Non, ce n’est rien, me dit-elle. Mais vous m’avez fait une peur affreuse, et j’ai failli me tuer.

— Comment pouviez-vous avoir peur de moi, madame ?

— Mais comment ne me reconnaissez-vous pas, monsieur ?

— Si madame la marquise s’était nommée, je ne me serais pas permis d’approcher.