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Lorsque Pierre parlait de la Savinienne, Amaury tombait dans une mélancolie que son ami s’efforçait en vain de combattre. — Comment peux-tu t’affecter si profondément d’une absence dont tu sais le terme, lui disait-il, et dans laquelle tu es soutenu par la certitude d’être aimé fidèlement et courageusement ! Je me surprends, moi, a envier ton malheur.

Amaury avait coutume de répondre à ces reproches que l’avenir était couvert d’un voile impénétrable, et que l’espoir dont il s’était bercé était peut-être trop beau pour se réaliser. — Crois-tu donc, disait-il, que Romanet renoncera aisément au trésor que je lui dispute ? Pendant un an qu’il va passer auprès de la Mère, la voyant tous les jours et lui donnant à toute heure des preuves de dévouement et de passion, crois-tu qu’elle ne fera pas de plus sages réflexions que celles dont tu as été le confident dans une heure de trouble et d’enthousiasme ? Lorsqu’elle t’a parlé, nous avions tous la fièvre. C’était à la suite d’émotions violentes ; après une scène où, pour la venger, j’avais commis un meurtre : un meurtre dont le souvenir fatal me poursuit sans cesse et jette un reflet lugubre sur mes pensées d’amour ! Aujourd’hui elle se repent déjà peut-être de ce qu’elle t’a dit ; et avant la fin de son deuil, peut-être qu’elle regrettera l’espèce d’engagement que cette confidence lui a fait contracter indirectement avec moi, comme elle regrettait alors l’engagement que son mari lui avait fait contracter avec le Bon-Soutien.

Ces doutes, qui n’étaient pas d’accord avec le caractère hardi et croyant du Corinthien, étonnaient Pierre, d’autant plus qu’ils semblaient augmenter chaque jour, à tel point qu’il attribua cet abattement au meurtre involontaire commis par son ami. Il essaya de bannir les angoisses de ce souvenir amer, et de justifier le Corinthien à ses propres veux.