Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le Corinthien, qui avait écouté toutes ces choses sans dire un mot, absorbé dans une attention mélancolique et profonde, étendit sa main sur celle du maître serrurier, et l’y tint fixe et contractée, avec la pâleur sur les lèvres et le cœur serré d’indignation. Trop modeste ou trop fier pour parler, il avait senti une mortelle antipathie se développer et croître en lui de minute en minute contre ces conspirateurs aux mains blanches ; et chacune de leurs paroles flatteuses, chacun de leurs sourires moqueurs, avait fait dans son âme orgueilleuse une plaie brûlante.

Pierre regarda les trois prolétaires debout en face de ces révolutionnaires au petit pied, et formant un peu le groupe du serment des trois Suisses au Ruthly. Il sourit de voir leur puissante attitude et leur expression profonde déconcerter tout à coup ces hommes si malicieusement polis. Il sentit en même temps un vif élan de tendresse pour ceux-là qui étaient ses frères ; et, quoiqu’il n’eût ni les passions politiques des deux vieillards ni l’ambition secrète du jeune homme, il jura dans son cœur foi et alliance à eux et à toute leur race ; car de ce côté était le droit divin.

Cependant le commis voyageur fut bientôt revenu de sa surprise. En homme habitué à braver toutes sortes de résistances et à supporter toutes sortes d’oppositions, il se mit à railler doucement le vieux patriote.

— Eh bien ! à qui donc en a ce vieux brave ? s’écria-t-il gaiement. Ne dirait-on pas qu’il nous prend pour des racoleurs politiques, et qu’il assiste à notre souper comme à un complot ? Si l’on vous entendait du dehors, mon maître, on nous passerait la corde au cou. Vraiment, ce n’est pas bien de ne pas savoir causer tranquillement des affaires publiques. Chacun n’est-il pas libre au cabaret de chanter sa chanson et de fêter son saint ? Si le vôtre est saint Couthon ou saint Robespierre, qui vous empêche de