Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/152

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tre sous les revers passagers ; et, dans son besoin de vérité et de justice, il se laissait aller à l’impiété de rougir de ses frères. Il était tout près de les haïr, de les abandonner, de porter ailleurs sa foi, son amour et son zèle. Mais à qui les consacrer désormais ? Infortuné, se disait-il à lui-même, qui voudrait de toi, flétri comme te voilà par la misère, enchaîné par l’esclavage du travail ? Ces classes éclairées, polies, vers lesquelles te portent souvent une secrète séduction et des rêves dangereux, pourrais-tu comprendre seulement leur langage, et pourraient-elles se faire à la rudesse du tien ? Sans doute, parmi cette jeunesse qui s’instruit aux écoles, ces industriels puissants et fiers qui luttent contre la noblesse et le clergé, ces braves militaires qui, dit-on, conspirent de toutes parts contre la tyrannie, il y a des volontés généreuses, des principes purs, des sentiments démocratiques ; et tandis que nous autres, malheureux aveugles, nous épuisons notre énergie dans des luttes criminelles contre notre propre race, ces agitateurs éclairés travaillent pour nous, conspirent pour nous, montent pour nous à l’échafaud ! Oui, c’est pour nous, c’est pour le peuple, c’est pour la liberté que meurent les Borie, les Berton, et tant d’autres dont le sang a naguère coulé sans que le peuple l’ait compris, sans que le peuple s’en soit ému ! Oh ! oui, ce sont là des héros, des martyrs ; et nous, peuple ingrat et stupide, nous n’avons pas arraché ces victimes à la main du bourreau, nous n’avons pas brisé les portes de leurs prisons, nous n’avons pas renversé leurs échafauds ! Mais où donc étions-nous, et que faisons-nous aujourd’hui que nous ne songeons point à les venger ?

— Je vous demande pardon d’avoir troublé votre rêverie, dit en ce moment une voix inconnue à l’oreille de Pierre Huguenin. Mais il y a longtemps que je vous cherche, et il faut que je rompe la glace d’un seul coup, car le