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qu’il considérait pieusement comme ses frères, et qu’il eût voulu, au prix de sa vie, réconcilier et réunir en une seule famille, était pour lui un remords devant Dieu, un supplice, une honte vis-à-vis de lui-même. Et pourtant, que faire ? Avait-il à se reprocher d’avoir négligé quelque chose pour maintenir la paix ? Ne s’était-il pas livré au blâme de ses propres compagnons, en voulant leur prouver que les Dévorants étaient des hommes semblables à eux ! Et voilà que ces Dévorants avaient eu un nouvel accès de fureur, et que les Gavots, persécutés pour leur foi, étaient rejetés pour longtemps sans doute dans un fanatisme devenu nécessaire à la conservation de leur indépendance, dans une haine presque légitime après de tels outrages !

Pierre n’était pas assez avancé (quoiqu’il le fût peut-être plus que les esprits les plus forts de cette époque) pour faire une distinction nette entre le principe et le fait. C’est une notion encore bien nouvelle pour nous, et dont l’habitude s’insinue difficilement dans nos esprits inquiets et troublés, que cette acceptation courageuse des faits, et cette foi persévérante aux principes, qui nous aide à vivre dans la pensée d’un avenir meilleur. On nous a si longtemps élevés dans la coutume de juger ce qui se doit par ce qui se fait, et ce qui se peut parce qui est, qu’à tout instant nous tombons dans le découragement en voyant le présent donner tant de démentis à nos espérances. C’est que nous ne comprenons pas encore suffisamment les lois de la vie dans l’humanité. Nous devrions étudier la société comme nous observons l’homme, dans son développement physiologique et moral. Ainsi les cris, les pleurs, l’absence de raison, les instincts sans mesure, la haine du frein et de la règle, tout ce qui caractérise l’enfance et l’adolescence de l’homme, ne sont-ce pas là autant de crises pénibles,