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goût, et que jamais le triomphe d’un artiste n’était accepté par ses rivaux ; qu’ainsi l’honneur que la société voulait attacher au concours, et la gloire qu’elle se flattait d’en retirer n’étaient qu’illusion et déception.

Il parla aussi des dépenses qu’on allait faire pour ce concours. On allait priver de travail un certain nombre de concurrents. Il faudrait les soutenir pendant ce temps, et les indemniser ensuite sur le fonds commun. Il faudrait aussi nourrir et payer, pendant les cinq ou six mois que durerait la confection du chef-d’œuvre, les gardiens préposés à la claustration des concurrents. C’étaient là des dépenses qui endetteraient certainement la société pour plusieurs années. Pierre prouva ses assertions par des chiffres. Mais il fut interrompu par des murmures. Il y avait là des amours-propres irritables qui n’entendaient pas raillerie sur le fait de leur capacité scientifique et artistique. Comme il arrive dans toute assemblée, quels qu’en soient les éléments et le but, ces têtes chaudes et vaniteuses menaient tout, et venaient à bout de persuader à tous que la seule affaire était de les admirer et de leur ménager des triomphes. Quand Pierre Huguenin leur disait :

— De quoi servira à la société qu’une demi-douzaine de ses membres ait passé une demi-année sur un colifichet ruineux, sur un monument destiné à perpétuer le souvenir de notre folie et de notre vanité ?

Ils lui répondaient :

— Et si la société veut se charger de cette dépense, que vous importe ? Si vous ne voulez pas y participer, remerciez la société[1] ; vous êtes libre, vous avez fini votre tour de France.

  1. Remercier la société, c’est s’en retirer en ce sens qu’on ne participe plus à ses dépenses, à ses entreprises, ni à ses profits. On reste lié de cœur, mais on n’est plus obligé envers elle que par la conscience.