Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/120

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeune et bien pauvre pour être le soutien de sa maison, le père de ses enfants ?

— Voilà ce que je me dis et ce qui m’accable. Pourtant, je suis laborieux ; je n’ai pas perdu mon temps sur le tour de France, je connais mon état. Tu sais que je n’ai pas de mauvais penchants, et je l’aime tant, qu’il ne me semble pas qu’elle puisse être malheureuse avec moi. Me crois-tu indigne d’elle ?

— Bien au contraire, et, si elle me consultait, je dissiperais les craintes qu’elle peut avoir.

— Oh ! faites-le, mon ami, s’écria le Corinthien, parlez-lui de moi. Tâchez de savoir ce qu’elle pense de moi.

— Il vaudrait mieux savoir d’avance jusqu’où va votre liaison, répondit Pierre en souriant. Le rôle que tu me confies serait moins embarrassant pour elle et pour moi.

— Je te dirai tout, répondit Amaury avec abandon. J’ai passé ici près d’une année. J’avais à peine dix-sept ans (j’en ai dix-neuf maintenant). J’étais alors simple affilié, et je passai au grade de Compagnon-reçu après un court séjour, ce qui donna de moi une bonne opinion à Savinien et à sa femme. Je travaillais à la préfecture que l’on réparait. Tu sais tout cela, puisque c’est toi qui m’avais fait affilier à mon arrivée, et que tu ne nous quittas que six mois après. J’ai toutes ces dates présentes ; car c’est le jour de ton départ pour Chartres que je m’aperçus de l’amour que j’avais pour la Savinienne. Je me souviens de la belle conduite que nous te fîmes sur la chaussée. Nous avions nos cannes et nos rubans, et nous te suivions sur deux lignes, nous arrêtant à chaque pas pour boire à ta santé. Le rouleur portait ta canne et ton paquet sur son épaule. C’est moi qui entonnais les chants de départ, auxquels répondaient en chœur tous nos pays. La solennité de cette cérémonie si honorable pour ceux à qui on la décerne, et dont j’étais fier de te voir le héros, me donna