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pourquoi l’artiste a raison dans son instinct : c’est qu’il sent la grandeur et la poésie de la liberté ; c’est que le paysan n’est un homme qu’à la condition d’être chez soi et de pouvoir travailler souvent sa propre terre. Or le paysan, dans l’état de notre société, a encore la négligence ou la parcimonie de sa race. Lors même qu’il arrive à l’aisance, il dédaigne encore les superfluités de la symétrie, et peut-être que, poëte lui-même, il trouve un certain charme au désordre de son hangar et à l’exubérance de son berceau de vignes. Quoi qu’il en soit, cet air d’abandon, cette souriante bonhomie de la nature respectée autour de lui, sont comme le drapeau de liberté planté sur son petit domaine.

Moi aussi, artiste, qu’on me le pardonne, je rêve pour les enfants de la terre un sort moins précaire et moins pénible que celui de petit propriétaire, sans autre liberté que celle de harder jalousement la glèbe qu’il a conquise, et sans autre idéal que celui de voir pousser la haie dont il l’a enfermée. Derrière ses grandes bouchures d’épine et d’églantier, on dirait que le paysan de la Vallée-Noire cache le maigre trésor qu’il a pu acheter en 93, et qu’il a peur d’éveiller les désirs de son ancien seigneur, toujours prêt, dans l’imagination du paysan, à réclamer et à ressaisir les biens nationaux. Mais tel qu’il est là, couvant son arpent de blé, je le crois plus fier et plus heureux que le valet de ferme qui vieillira comme son cheval sous le harnais, et qui passera, par grande fortune, à l’état de piqueur, de valet de pied, ou tout au plus, s’il amasse beaucoup, à la profession de cabaretier dans un tourne-bride. La domesticité du fermier n’est pas franchement rustique, et la grande ferme plus saine, plus aérée, j’en conviens, que la chaumière moussue, a toute la tristesse, toute la laideur du phalanstère, sans en avoir la dignité et la liberté rêvées.