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DE M. ANTOINE

— C’est bon, c’est bon, je vous remercie, c’est mon affaire », dit le marquis. Et, tournant le dos, il s’éloigna, tandis que ses métayers et leurs bœufs reprenaient le chemin du domaine[1].

— Ça n’y fait pas trop bon pour un homme d’âge comme lui ! dit le métayer à son fils, en regardant le marquis partir d’autant plus lentement qu’il était privé de l’appui de sa canne.

— S’il avait voulu patienter, répondit le jeune paysan, on aurait pu lui aller chercher sa voiture. Ah çà ! Gaillard ! Chauvet ! cria-t-il à ses bœufs, courage, mes enfants. Quiche ! arrière ! vire, mon mignon ! »

Et, ne songeant plus qu’à diriger son attelage encorné à travers les prés humides, le père et le fils disparurent derrière les buissons, suivis de tout leur monde, sans s’inquiéter davantage du vieux maître. Telle est l’insouciance naturelle au paysan.

M. de Boisguilbault atteignit l’extrémité de la prairie par laquelle il était venu, et au moment de franchir la haie, il se retourna et vit Jean Jappeloup qui était resté assis sur une souche, au milieu de son abatis, comme un vainqueur méditant douloureusement sur le champ de bataille. Toute l’ardeur, toute la gaieté du robuste ouvrier étaient tombées subitement ; il était immobile, indifférent à la pluie qui commençait à se mêler sur sa tête à la sueur du travail, et il paraissait en proie à une tristesse profonde.

« Ma destinée est d’offenser cet homme-là, et de ne le rencontrer que pour souffrir », se dit M. de Boisguilbault. Et il hésita longtemps, partagé entre un naïf repentir et une violente répugnance.

Il se décida à lui faire signe de venir à lui, mais Jean

  1. On appelle encore domaine, dans nos campagnes, les fermes et les métairies.