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LE PÉCHÉ

de pain sans en donner les trois quarts aux autres, parfois le tout ? Et si vous n’étiez pas un homme bien pensant, auriez-vous pris de l’amitié pour lui ? Seriez-vous amoureux de sa fille jusqu’à vouloir l’épouser, si vous aviez les idées de votre père ? Non, vous ne l’auriez pas regardée, ou bien vous l’auriez séduite ; mais vous penseriez qu’elle n’a point de dot, et vous l’abandonneriez vilainement. Allons, Émile, mon enfant, du courage ! Les honnêtes gens vous estimeront toujours, et je vous réponds d’Antoine ; je m’en charge. Si Janille crie, je crierai aussi, et on verra qui a la voix plus haute et la langue mieux pendue, d’elle ou de moi. Quant à Gilberte, comptez qu’elle aura toute sa vie un bon sentiment pour vous, et qu’elle vous saura gré de votre droiture. Elle n’en aimera pas d’autre, allez ! Je la connais ; c’est une fille qui n’a qu’une parole : mais un temps viendra où votre père changera d’idée. C’est quand il sera malheureux à son tour, et je vous ai prédit que cela arriverait.

— Il n’en croit rien.

— Vous lui avez donc dit ce que je pense de son usine ?

— Je le devais.

— Vous avez eu tort, mais c’est fait, et ce qui doit être sera. Allons, Émile, revenons au village et couchez-vous, car je vois bien que vous avez le frisson et que vous sentez d’avoir la fièvre. Va, mon garçon, ne te laisse pas tourner le sang comme ça, et compte un peu sur le bon Dieu ! J’irai demain matin à Châteaubrun ; je parlerai, moi, et il faudra bien qu’on m’entende. Je te réponds qu’au moins tu n’auras pas le chagrin d’être brouillé avec ceux-là pour avoir fait ton devoir.

— Brave Jean ! tu me fais du bien, toi ! tu me donnes de la force, et, depuis que tu me parles, je me sens mieux.