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LE PÉCHÉ

j’aurai juré à mon père que je change de religion, que je crois à l’ignorance, à l’erreur, à l’injustice, à la folie, que je hais Dieu dans l’humanité, et que je méprise l’humanité en moi-même, se fera-t-il en moi quelque monstrueux prodige ? serai-je convaincu ? me sentirai-je tout à coup transformé en paisible et superbe égoïste ?…

— Peut-être, Émile ! ce n’est que le premier pas qui coûte dans le mal, et quiconque a trompé les hommes arrive à pouvoir se tromper lui-même. Cela s’est vu assez souvent pour être croyable !

— En ce cas, arrière le mensonge ! car je me sens homme et ne puis me transformer en brute de mon plein gré. Mon père, avec toute son habileté et toute sa force, est un aveugle en ceci. Il croit à ce qu’il veut me faire croire, et si on l’engageait à prendre ma croyance pour la sienne, il ne le pourrait pas. Aucun intérêt, aucune passion ne le contraindrait à le faire, et il s’imagine qu’il ne me mépriserait pas, le jour où je me serais avili au point de commettre une lâcheté dont il se sait incapable ? A-t-il donc besoin de me mépriser et de me détruire pour se confirmer dans ses principes inhumains ?

— Ne l’accusez pas de tant de perversité : il est l’homme de son temps, que dis-je ? il est l’homme de tous les temps. Le fanatisme ne raisonne pas, et votre père est un fanatique ; il brûle et torture encore l’hérésie, croyant faire honneur à la vérité. Le prêtre qui vient nous dire à notre dernière heure : “Crois, ou tu seras damné”, est-il beaucoup plus sage ou plus humain ? L’homme puissant qui dit au pauvre fonctionnaire ou à l’artiste malheureux : “Sers-moi et je t’enrichis”, ne croit-il pas lui faire une grâce et lui octroyer un bienfait ?

— Mais c’est la corruption ! s’écria Émile.

— Eh bien ! reprit le marquis, par quoi donc le monde est-il gouverné aujourd’hui ? Sur quoi donc repose l’édi-