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suspendue au bord des abîmes, elle eût sacrifié tout, même une passion ardente, même un espoir légitime, à la crainte d’attirer sur sa mère un outrage nouveau.

Ce qui se passait à cet égard dans l’âme de ces deux femmes était si délicat, si exquis et entouré d’un si chaste mystère, que Pauline, ignorante et inexpérimentée à vingt-cinq ans comme une fille de quinze, ne pouvait ni le comprendre, ni le pressentir. D’abord, elle ne songea pas à le pénétrer ; elle ne fut frappée que du bonheur et de l’harmonie parfaite qui régnaient dans cette famille : la mère, la fille artiste et les deux jeunes sœurs, ses élèves, ses filles aussi, car elle assurait leur bien-être à la sueur de son noble front, et consacrait à leur éducation ses plus douces heures de liberté. Leur intimité, leur enjouement à toutes, faisaient un contraste bien étrange avec l’espèce de haine et de crainte qui avait cimenté l’attachement réciproque de Pauline et de sa mère. Pauline en fit la remarque avec une souffrance intérieure qui n’était pas du remords (elle avait vaincu cent fois la tentation d’abandonner ses devoirs), mais qui ressemblait à de la honte. Pouvait-elle ne pas se sentir humiliée de trouver plus de dévouement et de véritables vertus domestiques dans la demeure élégante d’une comédienne, qu’elle n’avait pu en pratiquer au sein de ses austères foyers ? Que de pensées brûlantes lui avaient fait monter la rougeur au front, lorsqu’elle veillait seule la nuit, à la clarté de sa lampe, dans sa pudique cellule ! et maintenant, elle voyait Laurence couchée sur un divan de sultane, dans son boudoir d’actrice, lisant tout haut des vers de Shakspeare à ses petites sœurs attentives et recueillies pendant que la mère, alerte encore, fraîche et mise avec goût, préparait leur toilette du lendemain et reposait à la dérobée sur ce beau groupe, si cher à ses entrailles, un regard de béatitude. Là étaient réunis l’enthousiasme d’artiste, la bonté,