Page:Sand - Le Péché de Monsieur Antoine, Pauline, L’Orco, Calman-Lévy, 18xx, tome 2.djvu/169

Cette page a été validée par deux contributeurs.
166
LE PÉCHÉ

il m’a répondu : « J’essayerais ! » Qu’il essaye donc, et qu’après avoir bien réfléchi, et bien étudié la réalité, lui qui a toujours rêvé le salut de la nature humaine dans l’organisation et le développement de la science agricole, il trouve les moyens de transition qui empêchent la chaîne du passé à l’avenir d’être déplorablement brisée.

« Je me fie à son intelligence, parce qu’elle a sa source dans le cœur. Que Dieu te donne le génie, Émile, et qu’il le donne aux hommes de ton temps ! car le génie d’un seul n’est presque rien. Moi, je n’ai plus qu’à m’endormir doucement dans ma tombe. S’il m’est accordé de vivre encore quelques jours entre vous deux, j’aurai commencé à vivre seulement la veille de ma mort. Mais je n’aurai pas vécu en vain, tout paresseux, découragé et inutile que j’ai été, si j’ai découvert l’homme qui pouvait et devait agir à ma place.

« Gardez-moi jusqu’après votre mariage, et même jusqu’après l’éducation nouvelle et complète qu’Émile doit s’imposer, le secret de ma croyance et de nos projets. J’aspire à vous voir libres et forts, pour mourir tranquille.

« Et, après tout, mes enfants, quelque parti que vous sachiez prendre, quelque faute que vous commettiez, ou quel que soit le succès qui couronne vos efforts, je vous avoue qu’il m’est impossible d’être inquiet pour l’avenir du monde. En vain l’orage passera sur les générations qui naissent ou vont naître ; en vain l’erreur et le mensonge travailleront pour perpétuer le désordre affreux que certains esprits appellent aujourd’hui, par dérision, apparemment, l’ordre social ; en vain l’iniquité combattra dans le monde : la vérité éternelle aura son jour ici-bas. Et si mon ombre peut revenir, dans quelques siècles, visiter ce vaste héritage et se glisser sous les arbres antiques que ma main a plantés, elle y verra des hommes libres, heureux, égaux, unis, c’est-à-dire justes et sages !