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DE M. ANTOINE.

me désarma ? c’est que je vis qu’il avait un grand repentir et un vrai chagrin. Tant que la fièvre d’amour le tint, il m’aurait marché sur le corps pour aller rejoindre sa maîtresse. Elle était belle comme une rose du mois de mai ; je ne sais pas si vous l’avez vue et si vous vous en souvenez, mais je sais bien que Nannie était quasi aussi belle dans son genre, que madame de Boisguilbault. J’en étais fou, et lui aussi ! Il se serait fait païen pour elle, et moi je me fis imbécile. Mais, quand la jeunesse commença à se passer, je vis bien qu’ils ne s’aimaient plus, et qu’ils avaient honte de leur faute. Ma femme s’était remise à m’aimer, en voyant que j’étais bon et généreux, et lui, il avait son péché si lourd sur le cœur, que quand nous buvions ensemble, il voulait toujours s’en confesser à moi ; mais je ne le voulais pas, et quelquefois il se mit à genoux devant moi, dans l’ivresse, en criant comme un fou :

— « Tue-moi, Jean, tiens, tue-moi ! je l’ai mérité, et j’en serai content ! »

« Quand il était dégrisé, il ne se souvenait plus de cela, mais il se serait fait hacher pour moi ; et, à l’heure qu’il est, après M. Antoine, c’est mon meilleur ami. Le sujet de nos peines n’existe plus, l’amitié est restée. C’est à cause de lui que j’ai eu un procès avec la régie, et que je suis devenu vagabond pendant quelque temps. Eh bien, il travaillait pour mes pratiques, afin de me les conserver ; il m’apportait de l’argent, et il me les a rendues ; il n’a rien qui ne m’appartienne, et, comme il est plus jeune que moi, c’est lui, j’espère, qui me fermera les yeux. Il me doit bien cela ; mais enfin, il me semble que je l’aime à cause du mal qu’il m’a fait, et du courage que j’ai eu de lui pardonner !

— Hélas ! hélas ! dit M. de Boisguilbault, on est sublime quand on ne craint pas d’être ridicule ! »