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DE M. ANTOINE.

laissa tomber ses outils, et, s’appuyant sur son genou :

« Savez-vous, monsieur de Boisguilbault, que j’ai été plus malheureux que vous, dit-il avec abandon : vous ne pouvez pas vous douter de la moitié de ce que j’ai souffert !

— Dis-le-moi ; si cela te soulage, je le comprendrai !

— Eh bien, je veux vous le dire, à vous qui êtes un homme savant et qui jugez les choses de ce monde mieux que personne, quand vous avez l’esprit tranquille. Je vas vous dire ce que bien des gens savent dans mon endroit, mais ce dont je n’ai jamais voulu causer avec personne. Ma vie a été drôle, allez ! j’étais aimé, et je ne l’étais pas : j’avais un fils, et je n’étais pas sûr d’être son père !…

— Que dis-tu ? Non ! ne dis pas cela ; il ne faut jamais parler de ces choses-là ! dit le marquis bouleversé.

— Vous avez raison tant que ça dure ! mais à nos âges on peut parler de tout, et vous n’êtes pas un homme pareil à ces imbéciles qui ne trouvent qu’à rire dans le plus grand malheur dont le prochain puisse être accablé. Vous n’êtes ni railleur, ni méchant, vous ! Eh bien, je veux que vous me disiez si j’ai eu tort, si je me suis mal conduit, si j’ai agi comme un homme ou comme une bête, enfin si vous eussiez fait comme moi ; car tout le monde m’a quasi blâmé dans le temps, et si je n’avais eu le bras solide, et, au bout, la réplique vive, chacun se fût permis de me rire au nez. Tenez, jugez ! Ma femme, ma pauvre Nannie, aimait un de mes amis, un beau garçon, un bon camarade, ma foi ! et elle m’aimait pourtant aussi. Je ne sais comment diable la chose s’est faite, mais mon fils s’est trouvé, un beau matin, ressembler à Pierre beaucoup plus qu’à Jean. Ça sautait aux yeux, monsieur ! et il y avait des moments où j’avais envie de battre Nannie, d’étrangler l’enfant et de