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LE PÉCHÉ

tit et l’expérience va nous prouver, j’en suis sûr, que la part trop forte, destinée à un seul, va être suffisante pour plusieurs. Oh ! je vous en prie, madame, procurez-moi le bonheur de vous servir.

— Je n’ai aucunement faim, dit Gilberte, qui, depuis plusieurs jours, était trop accablée et trop agitée pour n’avoir pas perdu l’appétit ; mais, pour vous décider à souper tous les deux, je ferai mine de souper aussi. »

M. de Boisguilbault s’assit auprès d’elle, et la servit avec empressement. Jean prétendit qu’il était trop crotté pour se mettre à côté d’eux, et quand le marquis eut insisté, il avoua qu’il se trouvait fort mal à l’aise sur des chaises si molles et si profondes. Il tira un escabeau de bois, qui restait de l’ancien mobilier rustique, et, se plaçant sous le manteau de la cheminée pour se sécher des pieds à la tête, il se mit à manger de grand cœur. Sa part fut amplement suffisante, car Gilberte ne fit que goûter les fraises, et le marquis était d’une sobriété phénoménale. D’ailleurs, eût-il eu plus d’appétit que de coutume, il se fût volontiers privé pour l’homme qu’il avait battu deux heures auparavant, et qui lui pardonnait avec tant de candeur.

Le paysan mange lentement et en silence ; ce n’est pas pour lui la satisfaction d’un besoin capricieux et fugitif, c’est une espèce de solennité ; car cette heure de repas est en même temps, dans la journée de travail, une heure de repos et de réflexion. Jappeloup devint donc très grave en coupant méthodiquement son pain par petits morceaux, et en regardant brûler les pommes de pin dans le foyer. M. de Boisguilbault, ayant épuisé à peu près avec Gilberte tout ce qu’on peut dire à une personne qu’on ne connaît pas, retomba aussi dans son laconisme habituel, et Gilberte, accablée par plusieurs nuits d’insomnie et de larmes, sentit que la chaleur du feu, succédant au froid de